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Solène Taquet et Cécile Lugand

Lorsque Van Cleef & Arpels est fondé en 1906, le monde des arts présente une grande sensibilité à la nature. Attentive au contexte esthétique de l’époque, la Maison démontre rapidement un intérêt très prononcé pour la faune et la flore.

Depuis la plus Haute Antiquité, la nature est un thème qui traverse toute l’histoire de l’art et une source d’inspiration inépuisable pour les artistes. Tous cherchent à déjouer l’éphémère beauté des fleurs. À cette fin, le bijou naturaliste offre un avantage considérable : il ne se fane jamais. Orné de tels motifs, l’objet destiné à la parure se double, dans certains cas, d’une charge émotionnelle importante. Les multiples déclinaisons du langage floral peuvent lui conférer une signification très personnelle, symbolique ou sentimentale. Tour à tour idéalisée, recréée ou sublimée, la nature vue par les artistes joailliers a progressivement évolué vers une recherche de réalisme et de vérité esthétique. Cet objectif atteint son apogée au XIXe siècle, avec l’apparition d’innovations techniques qui permettent des études scientifiques inédites. Recherches en botanique, explorations des fonds marins, et découvertes de nouvelles espèces minérales, végétales et animales mènent à une véritable révolution des sciences naturelles et à la découverte de richesses jusqu’alors insoupçonnées. Ces nouvelles découvertes inspirent et stimulent non seulement les artistes mais également les joailliers. Au cours du XIXe siècle, les fleurs joaillières prennent de multiples formes et se réinventent au gré des courants artistiques : investies d’un langage symbolique et personnel durant la période romantique1En faveur dès 1820, les bijoux romantiques se caractérisent par l’attrait pour le pittoresque et l’exacerbation des sentiments. Ces pièces deviennent ainsi des messages codés et font référence à l’être aimé. Les motifs floraux sont choisis non pas pour leur esthétique mais pour la symbolique qu’ils véhiculent., inspirées du XVIIIe siècle et, parfois, portées en bouquets sur des devants de corsage sous le Second Empire, elles deviennent organiques et fantaisistes avec l’Art nouveau, dès 18902À partir des années 1880, certains artistes, rejetant la production nouvellement industrialisée et l’historicisme ambiant, souhaitent rendre à l’art son essence organique. Consécutivement à l’ouverture du Japon sur le monde, arrivent en Europe des œuvres offrant une perception autre de la nature. Faune et flore se déploient en motifs à la fois simples et élégants, qui vont inspirer l’Occident. Ce répertoire ornemental est réinterprété dans des courbes sinueuses et délicates reproduites dans des matières jusqu’alors rarement employées en Europe (pierres fines, corne, écaille, ivoire…).. Le motif de la fleur demeure toujours aussi important dans les arts du XXe siècle. Omniprésent dans la peinture, l’architecture et les arts décoratifs, il conserve une place de choix chez les joailliers après 1900.

Poudrier Le Lac, 1949. Platine, or jaune, émeraudes, rubis et diamants.

Naturalisme et mouvement

Héritière de cette tradition joaillière du XIXe siècle, et en phase avec l’intérêt des créateurs de l’époque pour la nature3La première boutique de la Maison, située au 22 place Vendôme à Paris, se trouve juste à côté de celle de René Lalique, installé au 24. À l’époque considéré comme le plus fameux représentant du courant Art nouveau, Lalique et ses créations ont pu inspirer à Van Cleef & Arpels un certain goût pour la nature, notamment la flore. Consulter à ce sujet Yvonne Brunhammer, René Lalique : inventeur du bijou moderne, Paris, Gallimard, 2007 ; Yvonne Brunhammer (dir.), René Lalique bijoux d’exception 1890-1912, [exposition, Paris, Musée du Luxembourg, 7 mars 2007-29 juillet 2007], Milan, Skira, 2007., la Maison s’oriente d’abord vers une interprétation fidèle de la flore – veine naturaliste qu’elle conservera dans toutes ses productions au fil du temps. Suivant les grands courants esthétiques du XXe siècle, la Maison en développe toutefois en parallèle une vision renouvelée. Tantôt stylisée, moderne, épurée, avant-gardiste… La nature chez Van Cleef & Arpels devient parfois l’expression hybride de plusieurs sources d’inspirations. Au fil de ses nombreuses transpositions, une constante demeure toutefois : la sensation de mouvement. Toujours en effervescence et empreintes de légèreté, faune et flore se déploient inlassablement dans des matières d’une grande dureté grâce à des savoir-faire audacieux et des innovations techniques devenues depuis emblématiques.

Des pièces inspirées du XVIIIème siècle

Le goût de Van Cleef & Arpels pour la nature est attesté dès sa fondation, comme en témoignent ses archives. En 1907, sont, entre autres, mentionnés un bracelet orné de trèfles et une broche marguerite en diamants4Livre de ventes, 1906-1910, Archives Van Cleef & Arpels, Paris.. Ancrée dans l’esthétique de la Belle Époque, la Maison crée des bijoux au style hérité de la joaillerie du XIXe siècle. L’étude minutieuse du modèle par le biais de croquis et dessins favorise la conception d’œuvres particulièrement naturalistes, qui rappellent les pièces typiques du Second Empire, elles-mêmes inspirées du XVIIIe siècle. L’époque privilégiant les diamants sur des montures en platine5Métal précieux blanc grisâtre, plus dense que l’or et l’argent, ductile, très malléable et inaltérable à l’air, le platine permet la réalisation de pièces d’une grande finesse. Jusqu’alors très peu utilisé, voire inconnu de certains, son usage se répand suite aux travaux menés, en 1860, par Sainte-Claire Deville et Debray sur sa fusion. À la même époque, la découverte de mines de diamants en Afrique du Sud encourage des importations massives de la gemme en Europe. Cela explique pourquoi, au tournant du XXe siècle, la création joaillière est qualifiée de « joaillerie blanche » : platine, diamants et perles s’associent de manière inédite sur des pièces au naturalisme particulièrement raffiné., ces bijoux se caractérisent par leur légèreté : grâce au métal, pratiquement invisible, la gemme, d’une brillance, d’un éclat et d’une blancheur inédits, semble suspendue dans le vide.

Réinterprétations historicistes

Dans les années 1920, l’historicisme perdure. À l’instar des bijoux ornés de giardinetti en vogue au XVIIIe siècle6Bague, XVIIIe siècle, or, diamants, émeraudes, rubis, production européenne. Paris, musée du Louvre, n° inv. ECL15489., les fleurs, seules ou en bouquet, dont les espèces sont très souvent reconnaissables, s’épanouissent librement ou au sein d’encadrements. La pancarte-produit d’une broche Œillet de 1927 évoque, quant à elle, une importante tradition artistique. Présent dans les arts depuis l’Antiquité pour sa symbolique, l’œillet est particulièrement récurrent dans la création joaillière du XVIIIe siècle7Pendentif en forme d’œillet, XVIIIe siècle, argent, émeraudes, grenats almandins, améthystes et saphirs jaunes, production française. Paris, Musée des arts décoratifs, n° inv. 8822.. Preuve de la modernité de la Maison et de ses recherches pour créer une nature vivante et en mouvement, les pétales et feuillages s’y étirent librement, parfois hors du cadre.

Pancarte-produit d’une broche Fantaisie muguet, 1927.

Pancarte-produit d’une broche Fleur, 1927.

Pancarte-produit d’une broche Œillet, 1927.

À la même époque, mouettes, colibris, hirondelles ou martins-pêcheurs se déclinent sur des épingles piquées dans les cheveux ou sur un chapeau. Nous pourrions y voir une allusion subtile aux stations balnéaires alors très en vogue à la Belle Époque et où la Maison ouvre successivement plusieurs boutiques entre les années 1910 et les années 1920. Les oiseaux aux ailes déployées se réclament eux aussi du naturalisme du XIXe siècle : le platine permet le rendu minutieux de corps graciles, en vol, ainsi que celui des plumes et pattes aux positions savamment étudiées.

1927

Broche Oiseau de paradis

1927

Broche Oiseau de paradis

Cette broche Oiseau de paradis de 1927 appartient à un ensemble composant une volière d’« oiseaux merveilleux des pays lointains » et d’espèces vivant en France, déclinée sur des broches et épingles à chapeaux durant les années 1910 et 1920.
Cette création restitue l’anatomie de l’animal dans un souci de réalisme. Le plumage est finement exécuté dans du platine ourlé d’un filet perlé et intégralement serti de diamants tailles rose et brillant.

Page de catalogue Van Cleef & Arpels présentant des broches et épingles à chapeau Oiseau en diamants, 1923.

Une nature universelle

Alors que la Maison montre un attrait particulier pour les civilisations lointaines, la nature devient universelle : l’inspiration provient d’autres horizons. Des décors aux répertoires venus d’ailleurs apparaissent notamment sur des châtelaines, bijou en vogue au XVIIIe siècle8À l’origine, la châtelaine est un bijou attaché à la ceinture féminine auquel sont suspendus divers petits objets utilitaires et décoratifs : montre, bourse, sceau, clés, miroir, chapelet… (Châtelaine, fin du XVIIIe siècle, or, argent, acier, marcassite, émail, verre, production française. Paris, Musée des arts décoratifs, n° inv. 24695). Suite au regain d’intérêt pour l’époque rocaille, cet objet devient le support de cadran horloger, généralement dissimulé au revers de son pendentif.. Ainsi, en 1924, une montre châtelaine est ornée d’un paysage chinois qui se détache sur un fond en laque noire –⁠ technique de décoration ancestrale d’origine asiatique ⁠–, tandis qu’en 1926 une autre présente un panier débordant de fleurs, fruits et feuilles en pierres gravées, suivant la tradition indienne. Certains poudriers et boîtes à cigarettes déploient, quant à eux, sur leurs couvercles des végétaux rappelant les motifs orientaux de style Saz9Décor de céramique développé à partir de 1520 à la cour ottomane par le peintre Shah Quli, le style Saz se caractérise par des compositions mêlant de longues feuilles dentelées à des fleurs. Pour approfondir, voir à ce sujet : Sophie Makariou (dir.), Les Arts de l’Islam au musée du Louvre, Paris, Louvre éditions / Hazan, 2012. ou des paysages inspirés des bords de mer asiatiques.

Montre châtelaine, 1924. Platine, or jaune, perle, émail, cordon textile et diamants, 128 × 23 mm.

Montre châtelaine, 1924. Platine, or jaune, perle, émail, cordon textile et diamants, 128 × 23 mm.

Nécessaire Forme japonaise, 1924. Or jaune, jade, émail et diamants, 43 × 165 × 10 mm.

Nécessaire Forme japonaise, 1924. Or jaune, jade, émail et diamants, 43 × 165 × 10 mm.

Broches et clips, supports privilégiés de l’esthétique naturaliste

Les clips de la fin des années 1930, composés de fleurs, qui semblent avoir été fraîchement cueillies et nouées d’un ruban précieux, rappellent à leur tour les œuvres rocailles du XVIIIe siècle. Sur le clip Bouquet de violettes, la sculpture minutieuse des améthystes, le mouvement aérien apporté à l’ensemble –⁠ comme suspendu ⁠– et les différentes nuances de tonalités des gemmes confèrent avec réalisme une certaine fragilité aux pétales.

Bijoux Violette, 1938

Bijoux Violette, 1938

Cette parure, réalisée en 1938, est composée d’un clip figurant un bouquet de violettes et de motifs d’oreilles. Témoignage du goût de la Maison pour le végétal, elle s’inscrit également dans la tradition joaillière du XIXe siècle par son iconographie, sa symbolique et la technique employée. Dans le langage des fleurs, tel que popularisé au XIXe siècle, la violette est associée aux vertus de modestie.

Couverture de L’Officiel de la couture et de la mode de Paris illustrant un clip Violette, 1943.

Motifs d’oreilles Violette, 1938. Or jaune, améthystes et diamants, 20 mm.

Pancarte dʼatelier de clips Violette, 1938. Crayon et gouache sur papier cartonné.

Pancarte dʼatelier dʼun bracelet Touffe de violettes, 1947. Crayon et gouache sur papier cartonné.

Une broche de 1938 renvoie quant à elle aux croquis des botanistes du XIXe siècle par la minutie du rendu de ses pétales et de ses feuillages10Voir à ce sujet Christian Bange, « Les botanistes français et la flore d’Europe au XIXe siècle », Réseaux culturels européens : des constructions variées au fil du temps, Actes du 125e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, « L’Europe », Lille, 2000. Paris, Éditions du CTHS, 2003, p. 255-276.. Pavés de diamants ronds sertis sur platine, ses contours courbes ou incurvés, lisses ou dentelés, expriment fraîcheur et vitalité. En accord avec la notion de transformabilité chère à la Maison, la fleur au centre de certains bijoux se détache parfois pour être portée sans ses feuilles. Quant aux montres, elles sont, depuis la fin des années 1920, des supports privilégiés du monde végétal. Parés de rinceaux de gemmes multicolores –⁠ renoncules, camélias ou feuilles de vigne ⁠– , leurs cadrans sont dissimulés grâce à d’ingénieux mécanismes permettant de regarder l’heure en toute discrétion, comme le recommandent alors les conventions sociales. La montre à secret demeure d’ailleurs l’un des moyens privilégiés par la Maison pour appliquer à l’horlogerie une vision très naturaliste de la flore.

Dessin d’un bracelet-montre, c. 1950. Crayon et gouache sur papier cartonné.

Les interprétations romantiques du motif floral

Ce goût bucolique perdure dans les années 1940 et 1950. Poudriers, boîtes à cigarettes ou Minaudières sont couverts de paysages de campagne, de bords de lac ou de mer, gravés sur or jaune et rehaussés de pierres précieuses, ainsi que parfois d’inséparables pépiant dans les feuillages bordant un étang. Sur d’autres boîtes, marguerites ou primevères, aux corolles laissées en réserve sur des fonds guillochés11Technique de décoration par enlèvement de métal en gravant en creux des motifs de traits plus ou moins droits et d’une régularité variable. Les traits constituant ce décor se nomment guillochures, tandis que l’ensemble du décor obtenu par l’application de la technique forme le guillochis. Parfois laissé tel quel, le guillochis est toutefois souvent recouvert d’une couche d’émail translucide de couleur afin d’accentuer l’effet des traits gravés et leur relief. On parle alors d’émail guilloché., semblent, à l’image de tapisseries, se répéter indéfiniment.

Dessin d’un poudrier, c. 1947. Crayon et gouache sur calque.

Pancarte d’atelier du poudrier Les Nymphéas, 1947. Crayon et gouache sur papier cartonné.

Dessin d’une boîte, c. 1950. Crayon et gouache sur calque.

Fidèle à cette interprétation très romantique du langage floral, la Maison applique des décors naturalistes à ses bijoux dits de sentiments. Dans un reportage de 1956, intitulé « Bagues de fiançailles, trois budgets », figure une bague Toi et Moi12Anneau surmonté d’un chaton serti de deux ornements, traditionnellement un diamant opposé à une pierre colorée. Particulièrement en vogue au XIXe siècle, cette bague symbolise le couple inséparable et l’amour partagé. revisitée par Van Cleef & Arpels. Au traditionnel enlacement des deux gemmes, la Maison substitue deux trèfles en diamants sertis de façon asymétrique. Entre romantisme et art rocaille, naturalisme du rendu et symbolisme de la représentation, les interprétations se mêlent jusqu’à parfois fusionner.

La géométrisation de la nature

Si l’historicisme demeure récurrent tout au long de l’histoire de la Maison, il n’est en aucun cas passéiste. Van Cleef & Arpels s’inscrit dans les courants artistiques de son temps. À l’époque où l’Art déco gagne progressivement tous les médiums d’expression, la Maison se tourne vers une interprétation plus géométrisée de la nature. Parmi les motifs floraux les plus en vogue dans les années 1920, figure la rose Iribe. Imaginée par le décorateur et illustrateur Paul Iribe en 1908, cette rose stylisée gagne progressivement tous les arts, notamment sous l’influence du couturier Paul Poiret. Architecture13Les façades de nombreux immeubles parisiens de cette époque sont ornées de roses sculptées. Ailleurs, parmi les exemples les plus probants, le Casino de Saint-Quentin. Réalisé par l’architecte Adolphe Grisel en 1929, il offre de nombreuses prestations : théâtre, cinéma et music-hall, et fait parfois office de dancing et de salle des fêtes. La rose stylisée est omniprésente sur sa façade en ciment moulé., mobilier14Paul Poiret, Paravent à trois feuilles, vers 1912- 1913. Paris, musée d’Orsay, n° inv. OAO1692., mode15Paul Poiret, Manteau du soir, vers 1912. New York, The Metropolitan Museum of Art, n° inv. 2009.300.1368., joaillerie… Le motif se retrouve sur tous les types de supports.

Paul Iribe, Les Robes de Paul Poiret, 1908.

Réalisé en 1924, le bracelet Fleurs enlacées, roses rouges et blanches réinterprète ce motif à succès. Témoignage du rôle majeur joué par la Maison dans la célébration du style Art déco, le bijou obtient le Grand Prix lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925. Outre son esthétique, l’œuvre fait par ailleurs preuve d’une grande maîtrise des techniques modernes. Géométrisation et recherche de volume sont représentées par l’intermédiaire de diamants taille brillant16En 1919, le mathématicien Marcel Tolkowsky publie les proportions idéales du diamant. Cette taille brillant dite moderne, promettant un éclat et une brillance optimaux, comporte cinquante-sept facettes. et de gemmes aux tailles suiffées17Récente, la taille suiffée est particulièrement employée pour les gemmes de couleur dans l’Art déco. Présentant une face supérieure de forme cabochon, les gemmes suiffées offrent une brillance spécifique rendue possible par le facettage de leur culasse..

1924

Bracelet Fleurs enlacées, roses rouges et blanches

L’histoire du bracelet Fleurs enlacées, roses rouges et blanches

Diversification des matières

L’Art déco se caractérise également par l’utilisation de matières jusqu’alors peu courantes. Le cristal de roche orne ainsi de longues épingles à chapeau décorées d’épis de blé offrant à la fois simplification et ordonnancement géométrique. Cet engouement pour la régularité des formes et les matières originales se retrouve sur certains poudriers et boîtes à cigarettes. Si leurs décors évoquent les marqueteries de pierres dures italiennes du XVIIe siècle, leurs motifs, sculptés dans des blocs de pierre ornementale ou organique (malachite, onyx, nacre, corail…) sont d’une grande régularité. Hormis cette maîtrise de la glyptique sur des minéraux imposants, la Maison excelle également dans le travail sur gemmes miniatures.

La technique du Serti Mystérieux

Le Serti Mystérieux, technique brevetée en 1933 permettant d’adapter les dimensions des gemmes aux contours et volumes des espèces représentées, renouvelle en profondeur la représentation du monde végétal. L’appairage18Association de gemmes dont la couleur, la forme, la pureté et les dimensions sont suffisamment proches pour qu’elles paraissent identiques. très attentionné des gemmes produit des surfaces aux tonalités homogènes et rehausse le velouté des pétales ou des feuillages. Privilégiés pour leur dureté et la densité de leurs couleurs, les rubis et les saphirs sont calibrés puis glissés dans des rails d’or jaune, donnant naissance à de véritables marqueteries de gemmes sans griffes apparentes.

Brevet d’invention d’un « Dispositif pour monter les pierres précieuses », déposé le 2 décembre 1933, n°764.966. Paris, Archives INPI.

Brevet d’invention pour un « Perfectionnement aux dispositifs de sertissage et de montage des pierres », demandé le 13 février 1936, n°801.863. Paris, Archives INPI.

Brevet d’invention pour des « Perfectionnements aux montures de pierres précieuses », demandé le 24 février 1936, n°802.367. Paris, Archives INPI.

D’abord expérimentée sur les surfaces plates des couvercles de boîtes, cette innovation révolutionne l’aspect des clips floraux dès 1936, comme en témoigne l’un des premiers exemples de ce type, la broche Fleur. Les clips Pivoine et Chrysanthème apparaissent tous les deux dans la vitrine Van Cleef & Arpels à l’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne de 1937 à Paris. Ces trois pièces attestent aujourd’hui encore de la capacité de la Maison d’appliquer la modernité de techniques à l’esthétique d’une époque, affirmant ainsi sa singularité.

1937

Clip Chrysanthème

Sur une boîte dite « au colibri », de 1938, le Serti Mystérieux permet de créer des jeux de relief sur la surface du bijou : jeux d’aplats et de volumes, dissymétrie de la composition et dessin accidenté de la branche rappellent certaines conventions de l’art pictural asiatique.

Renouvellement de l’inspiration figurative

Peu après l’Exposition de 1937, les formes géométriques et abstraites de l’Art déco laissent place à une inspiration de nouveau figurative. Celle-ci se distingue toutefois des réalisations du début du XXe siècle : les motifs floraux et animaliers sont revisités, suite notamment aux contextes économique et politique mais aussi à des facteurs bien évidemment esthétiques. Les restrictions causées par la Seconde Guerre mondiale (réquisition du platine pour l’armement de guerre, pénuries de métaux précieux et de gemmes) suscitent un renouveau stylistique. L’or jaune, valeur refuge historique en cas d’instabilité, redevient le métal privilégié.

Pour conserver leur patrimoine, les clientes n’hésitent pas à faire fondre leurs anciens bijoux pour créer de nouvelles pièces. Certaines œuvres des années 1940 se caractérisent donc par leurs montures massives en or jaune sur lesquelles ne sont serties que quelques pierres, un nouveau style concordant avec le courant moderniste alors en vogue19Le modernisme des années 1940 se caractérise par des formes géométriques symétriques sobres et épurées, dépourvues d’ornements et appliquées à des surfaces arrondies. L’influence des Surréalistes apporte toutefois à cette apparente sobriété une touche baroque, expliquant les références aux styles rocailles et Napoléon III. En joaillerie, on parle de « style rétro ».. Malgré leur apparence imposante, ces bijoux présentent néanmoins une grande finesse. Gravé, travaillé sous forme de volutes, de courbes, ou encore de résille d’or, poli, ou encore tressé, l’or, s’il se raréfie, permet à la Maison de créer des bijoux d’une délicatesse inédite.

La silhouette élancée et les plumes stylisées en rubis et saphirs calibrés du clip Oiseau de paradis de 1942, magnifiés par l’or poli et gravé, présentent de saisissants contrastes. Le nom de ce bijou évoque à la fois un oiseau –⁠ symbole de liberté et d’espoir en période de Seconde Guerre mondiale20Sur la symbolique de l’oiseau en joaillerie, voir : Guillaume Glorieux (dir.), Paradis d’oiseaux, cat. expo., Paris. École des arts joailliers (2019), Paris, l’École des arts joailliers, 2019. ⁠–, mais également une fleur, l’oiseau de paradis. De forme spectaculaire et dotée de couleurs vives, cette fleur évoque, tout comme l’animal, la joie.

La référence au langage floral du début du XIXe siècle demeure constante : outre les animaux symboles d’espoir, les bouquets aux teintes patriotiques soigneusement choisies (bleu, blanc et rouge, couleurs des Alliés) forment de véritables gerbes, comme en témoignent le bijou Passe-Partout et la collection Hawaï. Au lendemain du conflit, les bijoux ornés de boutons d’or sont une ode à la gaieté et au renouveau. Disposée sur un poignet pour accueillir un cadran de montre ou motif dans un bouquet, la corolle –⁠ forme solaire ⁠– s’illumine de pistils de rubis et d’or.

1939

Bijou Passe-Partout

L’histoire du bijou Passe-Partout

Influence de la Haute Couture

Dès les années 1930, l’imaginaire de Van Cleef & Arpels se fait allomorphe. La couture devient progressivement l’une des thématiques les plus souvent associées à celle de la nature. Cette hybridation21À ce sujet, lire le compte rendu d’un colloque tenu à Paris à la Maison de la Recherche, le 21 janvier 2013. https://ciera. hypotheses.org/578. peut, entre autres, s’expliquer par le renouveau de la haute couture parisienne. Les premières créations de la Maison Christian Dior, fondée en 1947, bouleversent le monde de la mode. Ses nouvelles lignes, inspirées de la mode du Second Empire, rompent totalement avec celles de la « femme-soldat » et donnent lieu à l’expression de « femme-fleur22Christian Dior, Robe du soir à corsage bustier, broderies de guirlandes et fleurs d’inspiration indienne et rocaille style xvıııe siècle, printemps-été 1952. Paris, Palais Galliera-musée de la Mode, n° inv. 22-534071. ». Le « New Look », ainsi appelé par la rédactrice en chef de Harper’s Bazaar, souligne les tailles fines et marque les hanches, donnant l’illusion d’une véritable corolle. Les lignes souples, composées de tissus généreux, sont également privilégiées par Pierre Balmain, qui crée plus tard le style « jolie Madame ».

En phase avec cette nouvelle mode, les sacs et Minaudières réalisés dès les années 1940 se couvrent de marguerites, fleur jouissant d’un succès notable chez les créateurs23Marie-Louise Carven, Marguerite, été 1952, dessin. Paris, Palais Galliera-musée de la Mode, n° inv. 2015.0.29.179.. Cette hybridation entre monde de la couture et monde végétal donne lieu à des compositions audacieuses et pleines de vie. En atteste le bracelet Petites fleurettes de 1946, dont les tulles d’or des corolles évoquent l’aspect du textile. Ces résilles ondulantes, d’une extrême finesse, sont ourlées d’un fil du même métal précieux mais plus épais, soulignant les mouvements de chaque pétale.

1946

Bracelet Petite fleurettes

L’histoire du bracelet Petite fleurettes

Réinterprétations avant-gardistes de la nature

Poussée à l’extrême, cette hybridation prend des formes surprenantes. Fidèle à sa volonté de s’inscrire dans les courants artistiques de son temps, Van Cleef & Arpels réinterprète la nature en la combinant, dans les années 1930, aux nouvelles approches de l’art contemporain. Ainsi, les sculptures en tiges métalliques et les bijoux d’Alexander Calder24Voir à ce sujet Karine Lacquemant, Bijoux d’artistes, de Calder à Koons : la collection idéale de Diane Venet, cat. expo. [Paris, Musée des arts décoratifs, mars-juillet 2018], Paris, Flammarion / musée des Arts décoratifs, 2018. inspirent probablement la création des pièces avant-gardistes appelées Fleur silhouette. Le long et épais fil d’or (environ 1,20 m) dont elles sont faites s’enroule autour d’un centre serti de diamants, de rubis ou de saphirs et permet d’imaginer tour à tour une fleur ou un nœud.

LES CLIPS FLEUR SILHOUETTE

LES CLIPS FLEUR SILHOUETTE

Clip Fleur Silhouette, 1937. Or jaune, rubis et diamants, 110 × 100 mm.

Clip « 37 », 1937. Or jaune, rubis et diamants, 90 × 85 mm.

Clip Fleur Silhouette, 1937. Or jaune, saphirs et diamants, 80 × 70 mm.

Les rubans également reviennent en force, dans un dessin renouvelé et particulièrement moderne, appliqués aux clips animaliers. Oscillant entre effet naturel et fantaisiste, ces clips empruntent au répertoire textile leurs formes souples. En 1946, le corps d’un clip Cerf est figuré par un ruban d’or jaune enroulé, tandis qu’en 1945, un clip Coq surprend par sa forme : si l’animal est reconnaissable, les bandes qui le composent évoquent aussi un instrument de musique.

DESSINS DE CLIPS ANIMALIERS

Les créations de « La Boutique »

Expression autant furtive que marquante, ces bijoux particulièrement modernes et épurés ne sont pas sans annoncer les créations présentées au début des années 1950. Les importants changements sociétaux qui émergent durant les Trente Glorieuses bouleversent les portés des bijoux et des accessoires. Si la journée est dévolue à une joaillerie solaire en or jaune, dont les motifs se déclinent et s’accumulent pour proposer des ensembles floraux stylisés, tel le motif Chantilly25Le motif Chantilly est un petit pétale en or jaune poli miroir plié en deux. Son nom rappelle la ville française célèbre pour ses dentelles, tandis que sa forme s’apparente à celle d’un grain de blé. Proposé en accumulation de motifs tournoyants, l’ensemble semble constitué de délicates fleurs à la limite de l’abstraction., la soirée est l’occasion d’arborer des bijoux majoritairement composés de métaux blancs et de diamants, dont l’éclat et la brillance sont mis en valeur par la lumière artificielle.

DESSINS DE BIJOUX CHANTILLY

À partir de 1954, les pièces conçues pour « La Boutique » révolutionnent les codes traditionnels. Pour séduire une clientèle jeune, ces bijoux, édités en petites séries, sont vendus à un prix abordable. Parmi eux figurent des clips animaliers probablement inspirés des cartoons américains, particulièrement en vogue à cette époque. Si leurs silhouettes sont savamment travaillées, ces animaux présentent néanmoins des proportions revisitées, qui leur confèrent un aspect malicieux en jouant avec les caractéristiques de chaque espèce. Si l’oisillon du clip éponyme semble tombé du nid, le chat, d’un autre clip, cligne de l’œil avec facétie ; tandis que les têtes des clips Écureuils ou Souris forment des cœurs et leurs museaux semblent frémir de joie. Avec la création du concept de « La Boutique », la nature prend une nouvelle dimension au sein de la Maison.

Publicité Van Cleef & Arpels pour La Boutique, 1955.

La construction d’une identité

Des médailles porte-bonheur, arborant trèfle et chat noir, aux fastueuses parures florales des années 1950, en passant par les paysages ornant les accessoires des années 1920 et 1930, la nature, source d’inspiration indéfectible, a permis d’introduire d’autres thématiques devenues depuis des signatures : la chance avec ses symboles porte-bonheur, ou encore l’amour à travers son langage floral ou animalier.

Van Cleef & Arpels démontre ainsi sa quête constante de reproduction et de réinterprétation d’une nature vivante, dont la beauté évoque la définition qu’en donne, en 1962, l’écrivain Roger Caillois : « Les apparences naturelles constituent la seule origine concevable de la beauté. Est estimé beau, senti comme beau, tout ce qui est naturel ou qui s’appareille à la nature, qui en reproduit ou en adapte les formes, les proportions, les symétries et les rythmes26Roger Caillois, L’Esthétique généralisée, Paris, Gallimard, 1962, p. 20.. » Qu’elle soit végétale ou animale, la nature offre une importante source d’inspiration et contribue à l’expression d’une identité propre à la Maison. Ces réinterprétations multiples soulignent sa capacité à s’inscrire dans une histoire des arts en perpétuel mouvement. Traduite en motifs joailliers avec un œil de botaniste ou de zoologiste, revisitée avec inventivité lorsque le contexte l’exige, ou influencée par les courants esthétiques, la nature selon Van Cleef & Arpels se singularise par ses variations multiples et sa quête constante de recherche et d’expression de la beauté.

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