Au lendemain de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925, Van Cleef & Arpels poursuit son expansion tant commerciale que créative. La Maison est cependant endeuillée de l’un des acteurs de son évolution : Émile Puissant décède en 19261Anonyme, « Le Monde et la ville », Le Figaro, 22 février 1926, p. 2..
Toutefois, son épouse, Renée Puissant, reprend la direction artistique de la Maison2René Sim Lacaze, « Ce siècle avait un an », [s.l.], 1994, p. 74. et poursuit l’œuvre de son mari.
Renée Puissant et René Sim Lacaze, un duo créatif
Renée Puissant et René Sim Lacaze sont tous deux à l’origine de l’émulation créative qui constituera l’identité esthétique de Van Cleef & Arpels entre 1926 et les prémices de la Seconde Guerre mondiale. René Sim Lacaze soulignait : « Mon étroite collaboration avec Madame Puissant faisait merveille ; elle confessait volontiers qu’elle ne dessinait pas. »3René Sim Lacaze, « Ce siècle avait un an », [s.l.], 1994, p. 74. S’il semble que René Sim Lacaze veillait à l’unité stylistique de la Maison dans les dessins, la part active de Renée Puissant résidait probablement dans la sélection des projets proposés par les créateurs-fabricants officiant pour la société.
Les premières années de ce duo créatif sont marquées par la préparation d’une autre exposition, celle dédiée à la bijouterie, joaillerie et orfèvrerie qui se tient au Palais Galliera en 1929. Afin de susciter le même succès qu’en 1925, la Maison s’appuie sur les ateliers Rubel – fabricant avec qui elle avait collaboré pour les bijoux récompensés par un Grand Prix à l’Exposition des arts décoratifs – et Sellier-Dumont4Pour davantage d’informations au sujet de cet atelier : Rémi Verlet, Dictionnaire des joailliers, bijoutiers et orfèvres en France de 1850 à nos jours, Paris, Gallimard, 2022, p. 2085-2086.
De ces collaborations résultent de nouvelles formes joaillières saluées par la critique, à l’instar des colliers cravates, des sautoirs formant bretelles ou transformables en bracelet, des tours de cou adoptant la forme de col textile ou se détachant pour créer pendant et broche. Toutes ces œuvres sont exécutées en platine et diamants, ponctuées d’une pierre de couleur – saphir, émeraude, rubis, turquoise –, témoignages d’une opulence joaillière jusqu’alors peu expérimentée par la Maison.
La Colonne Vendôme, nouvelle identité de la Maison
La volonté de créer une identité singulière se fait également jour par la recherche d’un logotype. En 1928, un concours est organisé conjointement par Van Cleef & Arpels et la revue La Renaissance de l’art français et des industries de luxe « pour un dessin publicitaire […] susceptible de s’adapter à tous les imprimés de la Maison ». « Plus de mille projets » sont présentés et déjà « la Colonne Vendôme […] se [répète] sous cent formes diverses ». 5Henri Clouzot, « Le Concours Van Cleef & Arpels », La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, janvier 1928, p. 479. Dès lors, cette iconographie s’impose de plus en plus sur les publicités éditées par Van Cleef & Arpels, favorisant l’association de la célèbre colonne à la Maison et entérinant la place Vendôme comme centre de la joaillerie française.
L’ouverture de la boutique de New York
Les membres sociétaires se chargent du développement commercial de Van Cleef & Arpels à nouveaux marchés. Jules Arpels, « réputé excellent vendeur6René Sim Lacaze, « Ce siècle avait un an », [s.l.], 1994, p. 92. », serait l’un des instigateurs de l’ouverture d’une succursale à New York. Dès le début du siècle, les maisons de joaillerie parisiennes ont saisi l’importance d’ouvrir si ce n’est une boutique, tout du moins des bureaux, outre-Atlantique, compte tenu du grand nombre de clients américains fréquentant leur adresse place Vendôme ou rue de la Paix.
L’emplacement du magasin Van Cleef & Arpels, Inc. de New York est choisi au début de l’année 19297Anonyme, « Rent Fifth Avenue Space », The New York Times, 3 février 1929, p. 50. et en octobre8Anonyme, « Van Cleef & Arpels, Inc., to Close », The New York Times, 30 avril 1931, p. 41., la boutique du 671 Fifth Avenue est inaugurée9Mémorandum adressé à Leidesdorf & Co., 17 septembre 1946, Van Cleef & Arpels Archives, New York.. Cette dernière se caractérise par sa relative « simplicité » propice à produire « une atmosphère luxueuse10Anonyme, « Glass, Wood and Metal », Vogue US, janvier 1930, p. 73. ». Elle se veut proche de l’esthétique « skyscraper11Esthétique inspirée de l’Art déco européen, qui se caractérise par des volumes architecturés et l’omniprésence de la ligne droite, en écho aux développements architecturaux des grandes métropoles américaines. Voir à ce sujet : Christopher Long, Paul T. Frankl and Modern American Design, Londres, Yale University Press, 2007. », développée aux États-Unis, tout en demeurant proche du style Art déco, alors en vogue à Paris. La Maison fait appel à l’architecte américain Ely Kahn pour concevoir les intérieurs composés d’un « salon de vente principal et d’un salon de réception plus intime12Esthétique inspirée de l’Art déco européen, qui se caractérise par des volumes architecturés et l’omniprésence de la ligne droite, en écho aux développements architecturaux des grandes métropoles américaines. Voir à ce sujet : Christopher Long, Paul T. Frankl and Modern American Design, Londres, Yale University Press, 2007. ». Au sein du premier, « la sévérité des panneaux muraux en bois de noyer » et des luminaires en verre et métal de Walter Kantack « est équilibrée par les tapis et tissus d’ameublement gris-beige et lavande13Esthétique inspirée de l’Art déco européen, qui se caractérise par des volumes architecturés et l’omniprésence de la ligne droite, en écho aux développements architecturaux des grandes métropoles américaines. Voir à ce sujet : Christopher Long, Paul T. Frankl and Modern American Design, Londres, Yale University Press, 2007. ».
Les effets de l’ouverture de cette succursale portent très rapidement leurs fruits. La visibilité de Van Cleef & Arpels dans les éditions américaines de périodiques tels que Vogue s’accroît considérablement à partir de 1929.
Quand la récession mène à l’innovation
Cette tentative d’expansion aux États-Unis se heurte cependant au krach boursier du 24 octobre 1929, qui survient quelques jours après l’inauguration de la boutique. Bien que les répercussions économiques ne soient pas immédiates, celles-ci sont à l’origine de la fermeture du magasin Van Cleef & Arpels, Inc. en 193114Anonyme, « Van Cleef & Arpels, Inc., to Close », The New York Times, 30 avril 1931, p. 41.. En France, la société mère subit également les conséquences de la crise américaine. Entre 1930 et 1935, la valeur d’une part sociale est ajustée à la baisse chaque année et est divisé par quarante15Procès-verbaux de l’assemblée générale de la société Van Cleef & Arpels, 1930-1935, Archives Van Cleef & Arpels, Paris..
Les conséquences sont également visibles sur la composition du stock de la Maison. Les parures ostentatoires imaginées pour l’Exposition internationale de 1929 sont alors démontées, les pierres desserties, le platine fondu. La récession contraint les joailliers, et notamment Van Cleef & Arpels, à se tourner vers des matériaux moins onéreux. De cette contrainte matérielle, la Maison tire une force d’innovation, s’inscrivant dans le sillon des évolutions stylistiques que connaissent les arts décoratifs à l’extrême fin des années 1920. En 1929, en réaction au traditionalisme de la Société des artistes décorateurs, un groupe d’artistes, ensembliers, architectes et joailliers fonde l’Union des artistes modernes.
La Maison – très certainement sous l’impulsion de Renée Puissant et grâce aux savoir-faire des ateliers Rubel, Sellier-Dumont et Verger Frères – développe de nouveaux modèles joailliers, novateurs tant du point de vue stylistique que technique, notamment des objets d’art, des œuvres horlogères, des fermoirs de sac et de la bijouterie dite « fantaisie ». Ces pièces forment un ensemble cohérent régi par une économie décorative et une vaste palette chromatique obtenue à la fois par l’emploi de pierres ornementales – lapis-lazuli, corail, turquoise, calcédoine, malachite – et de différents alliages métalliques – or jaune et rose, plator et osmior. Ces gemmes et métaux, considérés comme moins précieux que le diamant et le platine, doivent probablement leur popularité tant à des recherches esthétiques qu’aux conditions économiques.
Malgré ces dernières, la production de l’année 1930 voit s’imposer une innovation typologique élaborée en « exclusivité16Recueil de la Gazette des tribunaux : journal de jurisprudence et des débats judiciaires, 1937, p. 359-360. » pour la Maison : la broche Cercle. Avec son système d’attache inédit, elle fait l’objet d’une production sérielle : le modèle bijoutier n’est plus une pièce unique mais sujet à variations.
Cette exploration matérielle trouve son apogée en 1931, lors de l’Exposition coloniale organisée à Paris. L’art africain et, plus ponctuellement, les arts asiatiques contribuent à alimenter la bijouterie fantaisie en nouveaux matériaux et langages décoratifs : « [Van Cleef & Arpels] emprunte à l’Orient et élabore un collier, des motifs d’oreilles et une bague formée de disques en or jaune, aussi pointus que des chapeaux chinois. » La Maison est également remarquée pour un autre « collier tout aussi fameux […] entourant le cou de pendants d’ivoire en forme de poire, à l’instar de dents de dragon17Anonyme, « Paris Jewellery », Vogue US, septembre 1931, p. 66. ».
Un dynamisme créatif unique
Les membres des familles Van Cleef et Arpels concentrent leurs efforts sur le dynamisme créatif et, afin d’en protéger les résultats, sur l’encadrement juridique de l’identité associée à Van Cleef & Arpels. Les années 1930 sont en effet marquées par le dépôt de multiples marques et brevets, en France comme à l’étranger. L’année 1933 est synonyme de deux inventions décisives : la Minaudière et le Serti Mystérieux. Si la première est une révolution formelle, la seconde est l’aboutissement de plusieurs siècles de recherches joaillières. Ces deux innovations sont appuyées par l’étroite collaboration de la Maison avec l’un des fabricants œuvrant pour elle depuis les années 1920 : l’Atelier Langlois.
Disposant à présent d’un atelier de fabrication et ne se limitant donc plus uniquement au commerce, Van Cleef & Arpels dépose un poinçon de maître le 29 août 193318Pour davantage d’informations au sujet de cet atelier : Rémi Verlet, Dictionnaire des joailliers, bijoutiers et orfèvres en France de 1850 à nos jours, Paris, Gallimard, 2022, p. 2254-2256.. Celui-ci unit les initiales des deux familles, encadrant la symbolique colonne Vendôme.
La Maison poursuit par ailleurs la conception de modèles bijoutiers et horlogers fabriqués en série avec quelques variations : succédant aux broches Cercles, les bracelets Ludo, en 1934, et les montres Cadenas, en 1935, complètent le paysage créatif de la Maison. Afin de les produire, le réseau de créateurs-fabricants est élargi : Langlois, qui œuvre pour les Minaudières, et Verger, pour les montres Cadenas, sont rejoints par Magnier Pinçon19Pour davantage d’informations au sujet de cet atelier : Rémi Verlet, Dictionnaire des joailliers, bijoutiers et orfèvres en France de 1850 à nos jours, Paris, Gallimard, 2022, p. 1481-1482. et Sterlé20Pour davantage d’informations au sujet de cet atelier : Rémi Verlet, Dictionnaire des joailliers, bijoutiers et orfèvres en France de 1850 à nos jours, Paris, Gallimard, 2022, p. 2147. pour la bijouterie et la joaillerie. Surtout, à partir de 1930, émerge la collaboration avec les ateliers Péry21Pour davantage d’informations au sujet de cet atelier : Rémi Verlet, Dictionnaire des joailliers, bijoutiers et orfèvres en France de 1850 à nos jours, Paris, Gallimard, 2022, p. 1797., qui s’avérera prolifique durant tout le siècle. Ce fabricant travaille sur des ouvrages de chaînistes, tels les bracelets gourmettes et chaînes de montre, avant de les perfectionner par des ajouts bijoutiers et joailliers, à l’instar du bracelet Ludo. Afin de protéger cette identité visuelle en construction, les dépôts de modèles apparaissent en 1934.
Une expansion internationale
Il faut attendre 1936 pour que Van Cleef & Arpels recouvre et concrétise son ambition d’expansion à l’étranger. Le 4 septembre est fondée la société « Van Cleef & Arpels Ltd » à Londres22Memorandum and Articles of Association of Van Cleef & Arpels Limited, 4 septembre 1936, Archives Van Cleef & Arpels, Paris.. La même année, la Maison perfectionne la technique joaillière qui permettrait de faire disparaître au mieux la monture au profit des gemmes : elle dépose trois brevets supplémentaires pour le Serti Mystérieux23Brevet d’invention pour des « Perfectionnements aux montures de pierres précieuses », n°802.367, 3 septembre 1936, Paris, INPI. Brevet d’invention pour le « Montage des pierres précieuses », n°805.549, 21 novembre 1936, Paris, INPI. Brevet d’invention pour le « Perfectionnement aux dispositifs de sertissage et de montage des pierres », n°801.863, 20 août 1936, Paris, INPI. et en protège la dénomination par dépôt de marque24Dépôt de marque « Le Serti Mystérieux », n°311911, 14 décembre 1936, Greffe du tribunal de commerce de Paris.. Reflets d’un contexte industriel et concurrentiel international, les brevets sont également déposés en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux États-Unis.
Par ailleurs, à partir de 1937, la gestion de la Maison s’étend à la nouvelle génération. Les fils de Jules Arpels, Claude (1911-1990), Jacques (1914-2008) et Pierre (1919-1980), ainsi que leur cousine, Renée Puissant, rejoignent la société25Procès-verbal de l’assemblée générale de la société Van Cleef & Arpels, 27 mai 1937, Archives Van Cleef & Arpels, Paris..
En 1937, l’Exposition universelle, organisée à Paris et consacrée aux arts et aux techniques, est l’occasion pour Van Cleef & Arpels de présenter à un vaste public les multiples inventions mises en place au cours des années 1930 : la vitrine est ainsi majoritairement composée de pièces en Serti Mystérieux sur montures planes et courbes, accompagnées d’une Minaudière. Loin de s’en tenir à ce succès parisien, Van Cleef & Arpels va se servir d’une deuxième Exposition internationale, deux ans plus tard, à New York, pour poursuivre son implantation à l’étranger et renouer avec ses projets entravés par le krach boursier de 1929.