Marion Mouchard
L’attribution de bénéfices conjuratoires aux éléments de parures est avérée dès l’Antiquité. Il en va ainsi des bulles romaines – pendentifs en or ou en cuir au sein desquels étaient glissées des amulettes –, accrochés au cou des jeunes patriciens à des fins apotropaïques1Dérivé du grec apotropaios, « qui détourne (les maux) », qui conjure le mauvais sort, protège contre toute influence mauvaise..
Dès l’année de sa fondation, Van Cleef & Arpels commercialise des bijoux à valeur de porte-bonheurs. Ceux-ci accompagneront dès lors l’offre créative de la Maison. Ils adoptent une variété de motifs ainsi qu’une palette de matières et de couleurs évoquant les croyances populaires. Ainsi, les livres de débit nous révèlent la vente, en mars 1906, d’une médaille « fer à cheval2Livre de débit, Archives Van Cleef & Arpels, Paris. ». De même, en 1910, sont mentionnés au sein des livres de marchandises plusieurs exemplaires de « broche fer à cheval ». Selon qu’il s’agissait d’un « moyen » ou « petit » modèle, ces dernières étaient serties de « 53 » ou « 47 brillants3Livre de marchandises n°2, Archives Van Cleef & Arpels, Paris. », en écho au goût de l’époque pour la joaillerie blanche. Une abondante production de bijoux, censés favoriser la bonne fortune de leur propriétaire, succédera à ces premières créations.
Les bijoux « Touch Wood »
Investir la parure d’une valeur talismanique est à l’origine de l’un des premiers « succès4Le Masque de fer, Le Figaro, 10 juillet 1916. » de Van Cleef & Arpels. Sous la dénomination « Touch Wood » – en référence au geste superstitieux qui vise à « déjouer les caprices du mauvais destin5Le Figaro, 22 décembre 1916 » au contact du bois – la Maison commercialise, à partir de février 19166Livre de marchandises n°2, p. 72-73, Archives Van Cleef & Arpels, Paris. et jusqu’en mars 1920, des bijoux en bois. Notre connaissance de cette production repose sur des documents d’archives de la Maison et des périodiques édités durant cette décennie.
Les pancartes-produits ne précisent pas systématiquement l’essence de bois choisie. Certaines indiquent toutefois l’emploi de dérivés de bois, tels la fibrite et l’ébonite7La fibrite est un dérivé du papier se singularisant par sa grande résistance. L’ébonite est un matériau caractérisé par sa dureté. Il est composé de caoutchouc auquel sont ajoutés de grandes quantités d’atomes de souffre.. Ces matériaux – issus de l’industrialisation croissante dont les arts bijoutiers tirent parti depuis le siècle précédent – visaient à imiter des bois précieux tels l’ébène ou l’acajou à moindre frais. Les pancartes-produits nous informent également que les bijoux pouvaient être ornés de « filets de platine », sertis de diamants taille brillant, navette ou rose, voire pour quelques modèles de saphirs, d’émeraudes, de rubis, de topazes, d’améthystes ou d’olivines.
L’usage du bois s’applique aussi bien à des bracelets qu’à des bagues, dont des alliances. L’appellation Touch Wood fait l’objet d’un dépôt de marque le 30 juin de cette même année. Cette démarche souligne la volonté manifeste de concevoir un ensemble bijoutier cohérent associé aux noms Van Cleef & Arpels afin de se distinguer par une identité créative. La presse, et particulièrement la publicité, jouent un rôle majeur dans la reconnaissance de cette créativité. Les journalistes soulignent à de nombreuses reprises une « artistique originalité » ainsi que « l’idée de bonheur qui s’y attache8Anonyme, « Idées pour cadeaux d’étrennes », Le Figaro, 8 décembre 1918. ».
Cette idée de félicité est d’autant plus plébiscitée qu’elle fait écho au contexte martial à l’origine probablement de la conception de ces bijoux en bois : « Les marraines de nos poilus, confiantes dans cette nouvelle amulette, assiègent le magasin de la place Vendôme.9P.R., Le Gaulois, 13 juin 1916. » De fait, la Première Guerre mondiale suscite à la fois un sentiment patriotique et « une émotion pieuse10Le Figaro, 22 décembre 1916. » motivée par l’espoir de voir revenir les hommes partis au front. L’époque favorise le retour des croyances populaires : « Et voici, que dans cette heure grave que nous vivons, […] Van Cleef & Arpels nous ont mis à même de pouvoir satisfaire [notre] superstition, et cela avec tant de goût, que tout le monde est devenu superstitieux. » Le langage publicitaire met ainsi en scène des soldats en permission offrant à leur fiancée un anneau de bois qui leur portera bonheur.
Réciproquement, les combattants « adopt[ent] [ces] porte-veines11Le Figaro, 22 décembre 1916. » – également sous forme de bague – aux couleurs du drapeau français par l’adjonction de gemmes aux tons symboliques : « Chacun de nos “as” a son fétiche particulier. Il attribue sa chance à ce bijou […] paré d’un saphir, d’un brillant et d’un rubis, qui rappellent à l’aviateur les nobles couleurs pour lesquelles il risque sa vie12Le Figaro, 22 décembre 1916.. » Les pièces Touch Wood, par l’emploi d’une matière moins onéreuse que les métaux et les pierres, sont aussi une réponse aux nombreuses réquisitions de métaux par l’État français à partir de 1915 : « En l’époque actuelle, où les métaux précieux doivent être réservés au service du pays, le seul et légitime moyen de toucher un cœur français, c’est de faire flèche de tout bois. »13Le Figaro, 22 décembre 1916.
Ces bijoux en bois sont également un contrepoint, par leur économie matérielle, aux « bagues d’aluminium14Le Figaro, 22 décembre 1916. » envoyées depuis les tranchées. Par leur apparente simplicité15Le Figaro, 22 décembre 1916. et discrétion16Le Gaulois, 4 décembre 1916., ils sont d’autant plus adoptés qu’ils correspondent à l’austérité du temps. Il n’est donc pas anodin d’observer un retour de la production de Touch Wood à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Durant la deuxième moitié de l’année 1939, Van Cleef & Arpels introduit une variante typologique avec des plaques d’identité en bois17Le Figaro, 14 octobre 1939.. Contrairement à ceux fabriqués durant le premier conflit mondial, les bijoux Touch Wood produits en 1940 sont très vite adoptés à leur grande majorité par des hommes. « Nouveaux porte-bonheurs18Le Figaro, 14 octobre 1939. » conçus par la Maison, ils remportent un vif succès entre les mois de janvier et février 1940, « protégeant » à nouveau les soldats français.
Les bijoux en poils d’éléphants
Outre le bois, d’autres matières sont exploitées dans la création de bijoux talismans. Témoignage du goût pour les matériaux organiques – tels le galuchat, l’ivoire ou l’écaille de tortue – que l’on retrouve dans l’ensemble des arts décoratifs, le poil d’éléphant est à l’origine d’une série de bagues et de bracelets produits durant l’année 1918. Les premières sont montées sur platine, tandis que les seconds s’ornent soit d’un fermoir joaillier en platine mêlant diamants taille brillant et rose, soit d’une plaque d’identité en or et émail, soit d’un ruban en joaillerie blanche.
À l’instar des bijoux Touch Wood, le langage publicitaire, tout en adoptant un ton humoristique, associe cette production à la quête quasi frénétique, durant la Première Guerre mondiale, d’objets porte-bonheurs : la presse rapporte qu’un soldat, après avoir « porté autour du poignet […] un touchwood orné de pierres fines », arboré « à sa chaîne de montre […] un médaillon contenant [un] précieux trèfle à quatre feuilles », ou encore « fait venir [du Sénégal] des gris-gris et des amulettes bénies19André Alexandre, « Un guignard », La Baïonnette, 4 juillet 1918, p. 426. », aurait « stipendié un gardien du Jardin des plantes pour se procurer à prix d’or du poil d’éléphant » et en tirer un fétiche bijoutier.
Nénette et Rintintin
Dans ce contexte, la Maison cristallise le sentiment superstitieux, largement partagé par la population française durant la Première Guerre mondiale, dans une production de bracelets avec breloques se singularisant par leur iconographie. Fabriquées à l’extrême fin du conflit, en août 1918, ces breloques représentent deux personnages, l’un féminin en émail bleu, l’autre masculin en émail rouge, inscrits dans un anneau circulaire en or jaune. Ces derniers sont identifiés dans une pancarte-produit sous la dénomination « Nénette et Rintintin ».
Imaginés par Francisque Poulbot, ces deux personnages étaient à l’origine des poupées en porcelaine commercialisées dès Noël 1913 par les Grands Magasins du Louvre et la Samaritaine. Ils deviennent ensuite des « fétiches » en laine, liés l’un à l’autre par un fil, qui remportent un vif succès entre 1914 et 1918.
Ces « petits soldats de la bonne chance20Pierre Mac Orlan, « Les Petits Soldats de la bonne chance », La Baïonnette, n°157, 4 juillet 1918, p. 422. » étaient « [accrochés] à [la] boutonnière, [au] veston, aux bords [des] chapeaux21André Alexandre, « Un guignard », La Baïonnette, 4 juillet 1918, p. 426. ». D’abord adoptés par les « gens de l’arrière22Pierre Mac Orlan, « Les Petits Soldats de la bonne chance », La Baïonnette, n°157, 4 juillet 1918, p. 422. » contribuant à l’effort de guerre, telles les « tourneuses d’obus, […] dactylos et […] tricoteuses de chandails23Georges Delaw, « Nénette et Rintintin », La Baïonnette, 4 juillet 1918, p. 420. », ils gagnent progressivement le front : « Des marraines sensibles les expédièrent […] considérant avec raison que nos soldats, plus que quiconque, avaient besoin de la protection des Rintintin pour, selon l’expression en usage, “passer à travers” les dangers.(24) » En remplaçant les fils de laine par de l’or jaune et de l’émail, Van Cleef & Arpels livre une déclinaison de ce « gris-gris » moins altérable. Porté en bracelet, le médaillon Nénette et Rintintin est monté sur un tour de poignet en poil d’éléphant, doublant par là même les bénéfices du bijou.
La typologie de la breloque – pendant accroché en grand nombre à un bracelet – est fréquemment associée à une iconographie porte-bonheur. De petites dimensions et souvent en émail – donc peu ostentatoires et moins onéreuses –, les breloques se multiplient durant la Première Guerre mondiale. De nombreux joailliers, dont Van Cleef & Arpels, développent des breloques en forme de médaille avec en leur centre un trèfle à quatre feuilles, le chiffre treize ou encore un chat noir.
LES BRELOQUES PORTE-BONHEURS
Les trois inséparables
Néanmoins, le succès du bijou porte-bonheur perdure au-delà des périodes de guerre. En effet, les exemplaires de breloque précédemment cités se retrouvent jusqu’en 1925 ; Van Cleef & Arpels développe de nouveaux modèles et en renouvelle le lexique iconographique. Ainsi, à partir de la fin de 1932, apparaissent sur un fermoir de sac trois personnages en laque de couleur inscrits dans un disque en or jaune, le tout étant monté sur un système en styptor. La rencontre de ces « trois inséparables » – un bossu, un militaire et un cheval blanc – assure, selon le message publicitaire énoncé par la Maison, la « [réussite] dans ces entreprises24Publicité Van Cleef & Arpels, L’Illustration, 25 février 1933. ». Inspirée d’un dicton parisien – « sur le Pont-Neuf, tu rencontreras toujours un soldat, un cheval blanc et un bossu25Anonyme, « Variétés », Journal de Toulouse politique et littéraire, 6 mars 1859, n.p. Ce dicton faisait très certainement référence à la diversité des personnalités qui se côtoyaient sur le Pont- Neuf : « Le Pont-Neuf était le rendez-vous général des flâneurs, […] des mendiants, des riches, […] des coupe-bourses, […] bourgeois, valets, pages, gentilhommes, soldats, moines, […] femmes, […] acrobates, saltimbanques…» » – cette trinité fut dès le XIXe siècle interprétée comme un bon augure. Cette croyance populaire connaît un regain d’intérêt dans les années 191026Paul-Yves Sébillot, « LVI Rencontres », Revue des traditions populaires, septembre 1912, p. 431. et va « donner naissance, [au début des années 1930], [à un] fétiche qu’on voit aujourd’hui dans les magasins27L’Intransigeant, 11 juillet 1933, p. 2. » Van Cleef & Arpels.
D’abord empreinte d’une stylisation géométrique, la représentation évolue vers une efficace simplification. Les supports sur lesquels figure cette trinité se diversifient : des clips, pouvant être utilisés en fermoir de sac, laissent place en 1933 à une broche, puis à un bouchon de radiateur d’automobile et enfin à une breloque. Cette dernière typologie est la plus éditée par la Maison car « adressée à [l’ensemble de] leur élégante clientèle28Anonyme, « Le Super porte-bonheur 1933 », Excelsior, 30 décembre 1932, p. 2. ».
Deux versions émaillées sont en outre commercialisées : l’une en styptor ou argent ; la seconde, plus onéreuse, montée sur or jaune. Le succès de la breloque « Trois inséparables » est soutenu par la presse qui la déclare « Porte-bonheur [de l’année] 193329Anonyme, « Le Super porte-bonheur 1933 », Excelsior, 30 décembre 1932, p. 2. ».
L’iconographie des jeux de hasard
La Maison emprunte également à l’iconographie des jeux de hasard dans la réalisation de divers objets évoquant la chance. Ainsi, en 1933, une breloque est composée des quatre as, en or jaune émaillé, d’un jeu de cartes, proposant ainsi un modèle dit « plein aux as ». Le jeu de la roulette est, quant à lui, décliné sur de multiples supports. D’abord dans une transcription littérale, la roulette apparaît sur une boîte à cigarette de 1926. La bichromie des cases est restituée au moyen d’émaux rouge et noir se détachant sur de l’or blanc, tandis que le manchon est fixé sur un tambour en or jaune guilloché. L’ensemble est encadré d’un décor de lignes rouges et noires. En 1937, la traditionnelle numérotation est remplacée par quatre « fétiches » peints – un fer à cheval, une coccinelle, un trèfle à quatre feuilles et un éléphant – sur un fond de boîte de montre à gousset. En 1959 enfin, une publicité vante les mérites d’une breloque en forme de médaille figurant une roulette au pourtour souligné de rubis et turquoises cabochons, avec en son centre une marguerite en or jaune. Le bijou égrène la comptine populaire : « je t’aime / un peu / beaucoup / passion[nément] / à la folie / pas du tout ».
Des clips Trèfle au sautoir Alhambra
Présent dès 1906 dans les archives de la Maison, le trèfle à quatre feuilles devient, à partir des années 1950, le motif porte-bonheur le plus usité. Au début de la décennie, un clip, à quatre folioles d’émeraudes cabochons cerclées d’or jaune, lance la production. À partir de 1954, Van Cleef & Arpels développe une série de clips de petite dimension en forme de trèfle. Fabriquées en or jaune, les folioles, alternativement ajourées, sont agencées autour d’une émeraude. Un seul modèle, centré sur un cœur de diamant, présente des feuilles serties de rangs d’émeraudes calibrées. En 1960, les rayons d’or jaune utilisés pour les bijoux Tourbillons ou pour les jupons des clips Danseuses sont adaptés aux folioles du trèfle afin d’en transcrire le volume. Ces quatre éléments sont bordés de perles d’émeraudes, évocation de la couleur du végétal.
LES CLIPS TRÈFLE
Autre témoignage de la faveur de ce motif, Jacques Arpels offrait aux membres de la Maison une carte agrémentée d’un trèfle à quatre feuilles. L’émouvant herbier souligne l’importance de ce motif, reproduit sur de nombreux clips. Une décennie plus tard, les bijoux porte-bonheurs reviennent en force.
De fait, l’iconographie du trèfle à quatre feuilles, si présente dans l’œuvre de Van Cleef & Arpels, donne naissance en 1968 à l’un des plus grands succès de la Maison : le sautoir Alhambra. L’affiliation de cette création originale à une silhouette végétale simplifiée est soutenue par une importante campagne publicitaire30Voir : Femme, no 2, 1979. La Mode chic, no 47, 1974 ; publicité Van Cleef & Arpels, Connaissance des arts, juin 1974..
Développé dans une vaste palette chromatique grâce à l’emploi de pierres ornementales, le motif Alhambra se pare notamment du vert – couleur de la chance31Élégance, n°63, 1974, p. 123. – de la malachite et de l’agate. Pouvant aussi bien être portés sur « une robe ou [avec] un jean », les créations Alhambra font ainsi figure de porte-bonheurs modernes destinés à une nouvelle génération.
Le retour des bijoux en bois dans les années 1970 et 1980
Les années 1970 voient la réédition de bijoux en poil d’éléphant et en bois précieux, bien souvent d’Amourette ou d’Amboine. Les premiers se distinguent des exemplaires des années 1910 par leurs proportions. Créé en 1973, le bracelet Siam enroule de multiples rangs de poils d’éléphant ponctués de motifs quadrangulaires en or jaune texturé. Les pièces en bois, quant à elles, sont de nouveau plébiscitées pour la croyance populaire qui leur est attachée. Leur réédition est notamment redevable à Jacques Arpels, qui avait pour habitude d’affirmer que « pour avoir de la chance, il faut croire à la chance » ; cette assertion apparaît notamment sur l’un des nouveaux modèles de bracelets en bois. Les bijoux fabriqués à partir de cette matière se singularisent par leur diversité typologique au cours de cette décennie.
Dans les années 1980, montres Domino, stylos, clips Nœud et motifs d’oreilles Nerval reprennent l’appellation « Touch Wood ». La breloque porte-bonheur devient pendentif. À l’utilisation du bois s’adjoint le symbole de la chance : un trèfle à quatre feuilles en or jaune. Cette composition est soulignée d’un pourtour en or jaune sur lequel est inscrit : « Je te porterai bonheur ». Ainsi, au-delà du seul usage décoratif, le bijou, doté d’une charge, témoigne des craintes, attentes ou désirs de la société. Ses motifs iconographiques, ses évolutions, apparitions et disparitions, cristallisent les aspirations des femmes et des hommes de son temps.