Émilie Bérard
Le Serti Mystérieux, véritable défi technique, est l’aboutissement d’une quête séculaire qui traverse toute l’histoire de la joaillerie française. L’art du sertissage des gemmes est millénaire.
Il consiste à rabattre le métal sur des pierres polies ou taillées afin de les fixer durablement sur un support métallique. Les progrès techniques de la taille, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, vont permettre de distinguer le travail des orfèvres de celui des joailliers. Ces derniers mettent en valeur les pierres en les sertissant sur une monture ajourée en métal précieux, qui laisse passer la lumière. La joaillerie française dite « moderne » est née. Dès lors, les artisans ne vont cesser d’essayer d’alléger les montures en argent et en or. Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour voir apparaître les premières montures ou carcasses1Le mot « carcasse » désigne la monture en métal d’un bijou sans les pierres. Ce terme est courant dans les archives de joaillerie du XIXe siècle. utilisant des griffes en platine. Le début du XXe siècle est marqué par l’avènement du platine, qui donne de la légèreté aux créations joaillières. Malgré ces avancées techniques, la volonté de créer des bijoux « qui supprime[nt] tout métal apparent2Publicité, 1951, Archives Van Cleef & Arpels, Paris. » reste omniprésente.
Une longue genèse
Dans la première moitié du XXe siècle, plusieurs Maisons et ateliers de joaillerie cherchent à mettre au point un système de monture invisible. Parmi eux : Chaumet, Cartier, Boucheron, Van Cleef & Arpels, ainsi que les ateliers Langlois, Guérin et Rubel. La genèse commence le 17 août 1904, lorsque Jean-Baptiste Chaumet dépose un brevet. Près de trente ans plus tard, c’est au tour de la Maison Cartier de déposer un brevet le 22 octobre 19323Brevet n°753 508 : « Mode de fixation des bijoux sur leur monture ».. La concurrence est rude, cependant aucun des brevets déposés par Chaumet et Cartier ne semblent avoir été exploités à grande échelle.
La collaboration avec l’atelier Langlois
Au début des années 1930, la Maison Van Cleef & Arpels va se restructurer, développer une nouvelle dynamique créatrice et connaître une véritable expansion internationale. Cette mutation est étroitement liée à l’association entre Van Cleef & Arpels et l’Atelier Alfred Langlois. Situé dans le troisième arrondissement de Paris, 243, rue Saint-Martin, l’Atelier Langlois est alors spécialisé dans les boîtes et les nécessaires. Il travaille avec toutes les Maisons renommées de l’époque telles que Boucheron, Cartier, Lacloche Frères, Mauboussin, Marchak, Ostertag et Van Cleef & Arpels. Les liens d’amitiés qui unissent Alfred Langlois et Alfred Van Cleef vont aboutir à une collaboration créative à partir du 1er juillet 19324Cette collaboration perdurera dans le temps jusqu’à l’intégration de l’Atelier Langlois au sein de la Maison Van Cleef & Arpels, en 1996.. L’Atelier Langlois a la charge de fabriquer les Minaudières et les bijoux en Serti Mystérieux, deux lignes emblématiques, techniquement ambitieuses et à l’identité visuelle forte, qui vont dès lors faire partie de la stratégie créative et commerciale de la Maison.
Minaudière
Le dépôt des brevets
Le 2 décembre 1933, Van Cleef & Arpels dépose à son tour un brevet, basé sur les recherches techniques de l’Atelier Langlois, pour orner les boîtes de gemmes avec des sertissures invisibles. Intitulé « dispositif pour monter les pierres précieuses », ce brevet sera délivré le 19 mars 1934 et publié le 31 mai de la même année. Il est détaillé comme suit : « Un dispositif pour monter les pierres en joaillerie, caractérisé par le fait que la pierre précieuse porte des parties en creux dans lesquelles pénètrent des parties en relief de la monture, grâce à quoi la monture se trouve dissimulée en grande partie ou en totalité à l’intérieur de la pierre5Brevet n°764 966.. » Le même brevet est déposé en Grande-Bretagne, le 25 septembre 19346Brevet n°432 074., démontrant la volonté de Van Cleef & Arpels d’inscrire cette invention dans la conquête de nouveaux marchés.
Le terme « Serti Mystérieux » n’existe pas encore. En effet, entre 1933 et 1934, dans les Archives de la Maison on parle de « nouveau serti » ou de « serti invisible ». Il faut attendre le 14 décembre 1936 pour que le nom « Le Serti Mystérieux7Dépôt n°311 911. » soit déposé. Les premières réalisations employant cette technique innovante sont des boutons de manchettes, des poudriers, des boîtes, des Minaudières, c’est-à-dire uniquement des objets comprenant des surfaces planes. Des motifs d’oreilles créoles sont les premières créations de cette époque amorçant la courbe.
L’évolution du Serti Mystérieux
Le 13 février 1936, la technique du Serti Mystérieux est améliorée et un brevet est déposé au nom de la « Société Van Cleef & Arpels (S.A.R.L.) ». Visant à perfectionner celui de 1933, ce nouveau brevet décrit la genèse d’un élément capital pour la vie d’un bijou en Serti Mystérieux : la clef, aujourd’hui appelée « porte ». « L’invention a pour objet un perfectionnement au montage de motifs en pierres précieuses du type dans lequel les diverses pierres sont maintenues entre des bandes ou lamelles parallèles ou sensiblement parallèles les unes aux autres ; l’invention étant caractérisée par le fait qu’une partie du motif, convenablement choisie, dite clef, est rendue amovible de telle façon que cette clef enlevée, il soit facile de procéder à la mise en place des pierres du restant du motif, soit en les faisant glisser entre les lamelles, soit en les insérant entre ces dernières grâce à leur élasticité, après quoi la pièce précitée est remise en place et assujettie en bloquant ainsi les pierres déjà montées et en évitant qu’elles ne puissent ressortir de la monture.
Dans une variante qui doit être préférée, la clef est disposée de façon que sa surface puisse être elle-même garnie de pierres qui, une fois la clef en place, font partie intégrante du motif désiré ; de sorte que la clef devient complètement invisible et que l’ensemble présente une homogénéité parfaite8Brevet n°801 863.. » L’invention de ce système est fondamentale et marque une étape importante dans le processus créatif. Elle va permettre d’agrandir le champ des possibles en se libérant des surfaces planes et en favorisant la réalisation de bijoux en Serti Mystérieux en volume. S’inscrivant dans la volonté de développement commercial international, ce brevet est déposé successivement en Allemagne9Brevet n°669 580, déposé le 20 mars 1936., en Grande-Bretagne10Brevet n°454 770, déposé le 31 mars 1936. et enfin aux États-Unis11Brevet n°2 119067, déposé le 1er mai 1936..
Clip Chrysanthème
Le troisième brevet
Ce deuxième brevet sera complété par un troisième12Brevet n°802 367., daté du 24 février 1936. « L’invention a pour objet un dispositif de monture de pierres précieuses caractérisé par le fait que les pierres sont simplement posées sur la monture et qu’elles sont fixées au moyen de pièces comportant des saillies qui s’engagent, d’une part, dans des crans ou entailles ménagées dans les pierres, et d’autre part, dans des logements ménagés dans la monture, cette dernière étant invisible une fois les pierres complètement montées13Brevet n°802 367.. » Ce troisième brevet sera seulement déposé en France.
Volumes et courbes
Entre 1935 et 1937, chaque nouvelle pièce employant la technique du Serti Mystérieux gagne en volume et en courbes par rapport à la création précédente. Comme illustré sur les trois figures du deuxième brevet, la bague Boule va être le premier bijou en volume employant la technique du Serti Mystérieux. Dès 1935, l’Atelier Langlois fabrique des modèles de bague Boule en saphirs, émeraudes ou rubis. La même année, un clip Trois Feuilles en rubis est créé : il représente la première réalisation inspirée de la nature utilisant la technique du Serti Mystérieux. En 1936, un clip Palme est vendu, tandis que des bracelets Vague sont proposés en version rubis, puis saphirs. Chacune de ces réalisations représente un dépassement du champ des possibles et une nouvelle prouesse technique.
Le choix des gemmes
Dans les années 1930, l’émeraude, le rubis et le saphir sont les gemmes privilégiées pour les créations en Serti Mystérieux. L’émeraude sera par la suite moins usitée en raison de sa fragilité et faute d’un approvisionnement constant et d’une difficulté à réunir des pierres de couleur homogène. Le diamant est écarté en raison de sa dureté, qui le rend difficile à tailler, et de sa limpidité, qui laisse transparaître la monture et suscite un « effet noir ». Plusieurs boutons de manchettes employant des topazes sont réalisés14Pancartes-produits, Archives Van Cleef & Arpels, Paris. à la fin des années 1930, cependant cette gemme reste une exception car trop fragile. Les lots de pierres utilisés pour la technique du Serti Mystérieux sont précieusement rassemblés. Ils sont classés par matière et par couleur. Ces lots « vivent au quotidien » dans le sens où les gemmes sont utilisées pour les réparations et réassorties.
À l’image d’une construction en pierres de taille, les gemmes utilisées pour la technique du Serti Mystérieux sont des carrés calibrés retaillés par le lapidaire. La forme carrée est, en effet, la plus adaptée pour perdre le moins de matière possible. La collecte des pierres est difficile car chaque gemme est sélectionnée une par une. Les critères de sélection sont la couleur, l’épaisseur de culasse et la pureté. Pour les pièces réalisées en rubis, il existe une sélection rassemblant jusqu’à trois nuances de couleur qui, juxtaposées entre elles, vont donner un rendu velouté caractéristique au Serti Mystérieux. Les culasses des gemmes doivent être haute afin de recevoir les intailles qui laisseront place aux rails. La quasi absence d’inclusions permet de ne pas avoir de mauvaises surprises lors de la retaille. Enfin, l’appairage se veut parfait : les gemmes doivent toutes posséder la même intensité de couleur et leur réunion demande du temps. Cette sélection dédiée au Serti Mystérieux est réalisée uniquement à l’œil nu, en plaçant les gemmes en rang et en les regardant par la « table ».
L’excellence technique du joaillier et du lapidaire
Il faut de nombreuses années aux joailliers et aux lapidaires pour maîtriser les exigences de la technique du Serti Mystérieux et atteindre l’excellence. Lors de l’élaboration d’un bijou, tous deux vont interagir mutuellement dans leur travail. À partir du motif désiré, le joaillier réalise dans son carnet d’atelier un tracé des pierres à plat et détermine ainsi le nombre de portes. Ces dernières sont situées dans les parties les plus larges du bijou afin d’alimenter toutes les surfaces en pierres.
Le joaillier, mi-architecte mi-ingénieur, doit posséder une vision en trois dimensions, appréhender la dilatation du métal pour scier les rails et façonner l’âme de la pièce. Le lapidaire a pour rôle « d’habiller le bijou15Témoignage des Ateliers Van Cleef & Arpels. » et d’« illuminer les gemmes16Témoignage des Ateliers Van Cleef & Arpels. ». Il travaille directement sur œuvre et taille chaque pierre sur mesure réalisant les facettes et les entailles. Pour cela, il sélectionne les plus belles gemmes à partir du lot mis à disposition. Le lapidaire expert en Serti Mystérieux possède un « œil esthétique couleur17Témoignage des Ateliers Van Cleef & Arpels. ». En effet, la taille met en évidence la profondeur des nuances comme si le lapidaire « attrapait la couleur des pierres18Témoignage des Ateliers Van Cleef & Arpels. ». L’absence de métal permet de donner au bijou une perception totalement différente que lorsque le serti est apparent. En effet, le Serti Mystérieux permet aux gemmes de se « renvoyer la couleur » et de « vivre entres elles ». Les experts du service Pierres disent « qu’elles se chauffent entre elles19Témoignages des experts du Service Pierres Van Cleef & Arpels.. »
Une technique devenue emblématique
Le Serti Mystérieux contribue à entériner le style, l’excellence et la notoriété de Van Cleef & Arpels. La Maison va accompagner le développement artistique des bijoux en Serti Mystérieux en faisant la promotion de cette nouvelle technique et en revendiquant sa paternité via la publicité. Ainsi, dans le Vogue France de juillet 1936, une pleine page dédiée à cette innovation ouvre sur le titre « Protégé par brevet » et poursuit : « Regardez bien ces merveilleux bijoux et vous verrez rapidement en quoi consiste leur surprenante nouveauté. La gemme est mystérieusement et impeccablement retenue par la base : pas de griffes qui souvent déchirent les étoffes délicates, pas de serti dont les bandes métalliques surplombent et recouvrent en partie la pierre. Ainsi rien ne vient interrompre l’harmonieuse continuité de la matière précieuse dans les assemblages de rubis flamboyants, de saphirs veloutés… Le bel effet obtenu est aussi inattendu que féérique. […] Cette heureuse innovation, due à Van Cleef et Arpels qui en possèdent l’exclusivité, cause une véritable révolution dans l’art du joaillier, et présage d’un changement important dans la mode de la joaillerie20Vogue Paris, juillet 1936, p. 8. »
Le Serti Mystérieux va également être associé visuellement au nom Van Cleef & Arpels pour devenir un emblème. Le dessin d’une publicité de 192921La Renaissance de l’art français et des industries du luxe, décembre 1929, n.p. présentant deux motifs couramment utilisés dans la charte graphique de la Maison, la colonne Vendôme et la façade des hôtels particuliers de Ségur et de Boffrand, est réemployé en 193222La Revue de Paris, 15 décembre 1932, p. 5., quelques mois seulement après l’association de Van Cleef & Arpels et de l’Atelier Langlois et un an avant le dépôt du premier brevet. Dans la seconde publicité, la colonne apparaît toujours en silhouette, mais les façades sont désormais dessinées telles des gemmes.
Du succès à l’abandon, de l’abandon au regain d’intérêt
Des objets aux surfaces planes créés en 1932 aux créoles utilisant la courbe, des premières bagues en volume, aux bijoux déclinés en diverses variations, et jusqu’aux créations uniques, chaque pièce réalisée en Serti Mystérieux contribue au cheminement artistique et technique de la Maison vers l’excellence. En seulement cinq ans, Van Cleef & Arpels va réussir à maîtriser et magnifier la technique du Serti Mystérieux, l’ancrer comme l’un des fondements de son style distinctif. L’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne de 1937, à Paris, représente l’apogée des créations en Serti Mystérieux des années 1930. Le clip Chrysanthème et le double clip Pivoine sont exposés lors de cet événement et contribuent à faire remarquer la Maison Van Cleef & Arpels.
Clip Pivoine
Malgré ce succès, cette technique de serti est presque abandonnée dans les années 1940. La bague Chaumière, de 1942, est l’une des rares exceptions. La Seconde Guerre mondiale, la difficulté de trouver des joailliers et lapidaires expérimentés, l’exigence de longs apprentissages, le temps et le coût d’une telle technique mettent en péril l’existence même du Serti Mystérieux au sein des créations Van Cleef & Arpels. Il faut toute la volonté et l’obstination des frères Arpels – un lapidaire à la retraite, installé dans le sud de la France, est même sollicité pour former une nouvelle génération23Correspondance, Archives Van Cleef & Arpels, Paris. – pour voir un retour en force du Serti Mystérieux dans les années 1950.
Certains modèles des années 1930, devenus emblématiques, comme la bague Boule, le bracelet Vague et les boutons de manchette, sont alors réédités. Cette décennie voit également l’apparition de modèles originaux inspirés de la nature, tels les clips Pavot, Feuille de platane ou Feuille de vigne. Ces créations favorisent le regain créatif de bijoux en Serti Mystérieux avec des pièces qui se déclinent et préfigurent les collections « Signatures » des décennies suivantes.