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Mélodie Le Lay

« Fastes uniques des lourds brochés, des satins duchesse aux reflets profonds, tout scintillants de diamants et de pierreries dont le nombre impressionne autant que la qualité. Désirs… rêves inaccessibles à la plupart mais folles réalités que nos couturiers ont osées avec un profond plaisir, mais aussi comme tentation diabolique pour celles à qui ces parures royales ne sont pas une impossible chimère1Anonyme, « Ors et diamants sur les tissus », L’Art et la mode, n°2712, 1946, p. 35.. »

Cet article, sobrement intitulé « Ors et diamants sur les tissus », évoque, en 1946, ce lien tout aussi fastueux et intime2Par ce terme, nous entendons un lien profondément ancré dans le temps, tactile presque charnel visant une émulation et un épanouissement mutuels de ces objets via leur port conjoint. qu’ancien, qui existe entre le bijou et le vêtement. Il était illustré de trois silhouettes qui associaient les créations de couturiers et de joailliers. Les robes de Bruyère et Balmain étaient agrémentées de colliers conçus par Mauboussin pour le premier et par Mellerio, dit Meller, pour le second. La troisième silhouette portait un corsage simulant un nœud, dessiné par Jacques Fath, parsemé d’une envolée de broches Oiseau et Nœud, probablement tout diamants, créées par Van Cleef & Arpels. Délicatement posé sur l’étoffe, cet ensemble de broches valorise par un jeu de contrastes le décolleté de la femme et souligne les lignes du vêtement.

Clip Nœud dentelle, 1949. Platine, or jaune et diamants.

Une association présente depuis le XVIe siècle

Innovation ? Malgré une proposition qui tranche avec l’époque, parlons plutôt de tradition. Van Cleef & Arpels s’inscrit ici dans une pratique orfévrée puis joaillière ancienne. Si les premiers bijoux qui nous sont parvenus datent au moins du cinquième millénaire avant notre ère, cette association entre le tissu du vêtement et le bijou est particulièrement présente depuis le XVIe siècle. Dans son portrait réalisé par Jooris van der Straaten en 1573, Élisabeth d’Autriche –⁠ épouse du roi de France Charles IX qui marqua les esprits malgré un très court règne entre 1571 et 1574 ⁠– nous renseigne sur ce mariage entre le bijou et le vêtement.

Jooris van der Straaten, Élisabeth d’Autriche, reine de France, 1573. huile sur toile. Madrid, couvent de Las Descalzas Reales.

La tenue de la jeune reine, typique du troisième quart du XVIe siècle, est parsemée de multiples joyaux et bijoux. Certains ayant une fonction pratique en sus de leur visée esthétique, d’autres soulignant les lignes de la silhouette féminine. Élisabeth d’Autriche arbore certains bijoux caractéristiques du XVIe siècle : un carcan3Bijou typique de la Renaissance, il s’agit d’un collier porté ras-du-cou et pouvant se diviser en bracelets., une cotoire4Portée du Moyen Âge au XVIIe siècle, une cotoire était à l’origine un cordon ou une ganse utilisée comme ornement de corsage. Elle sera réalisée en joaillerie et ornée d’un pendentif aux XVIe et XVIIe siècles. et un demi-ceint5Principal type de ceinture utilisé du VIIe au XVIIe siècle, il mêle tissu et chaîne, puis s’agrémente de pierreries et de perles luxueuses pour devenir un bijou des femmes royales dès la fin du XIVe siècle.. Ces trois pièces révèlent déjà le lien fort unissant le vêtement au bijou. Mais ce sont les gemmes, serties et cousues au niveau des manches et de la guimpe, qui rendent ce lien encore plus flagrant. Cachant les points de couture, elles forment une résille joaillière sur le corsage et mettent en évidence les crevés des manches, technique d’ornementation du vêtement coûteuse.

Cette relation ne tenant qu’à un fil perdurera dans le temps, au moins jusqu’au début du XXe siècle. Elle se traduira de multiples manières mais deux paraissent essentielles : une imitation voire une émulation mutuelle entre le bijou et le vêtement6Ne sera abordée ici que l’imitation du vêtement par le bijou. et une évolution respective dénotant l’appartenance du bijou à un ensemble vestimentaire, concept que nous définirons plus loin.

Une inventivité sans limite

Dès sa fondation en 1906, Van Cleef & Arpels adhère à ce répertoire joaillier traditionnel qui puise ses motifs dans le vêtement. Durant la première moitié du XXe siècle, les fondateurs de la Maison et leurs descendants font preuve d’une grande créativité en matière d’inspiration vestimentaire et textile. Les nœuds et variations de rubans sont très présents dans la production de la Maison, mais l’inventivité des familles Van Cleef et Arpels ne s’arrête pas là. Sans être exhaustifs, citons les clips Mouchoirs, le clip Fourragère, le collier cravate, le bracelet Jarretière, les colliers Zip, les motifs Jersey et Sergé, et autres imitations de dentelle et résille. Sans oublier les bracelets Ludo, inspirés des ceintures.

Clip Fourragère, 1942. Or jaune, rubis et diamants, 132 × 53 mm.

Dessin de variation de collier-cravate, 1929. Crayon et gouache sur papier calque.

Dessin du bracelet en Serti Mystérieux présenté à lʼExposition de 1937. Crayon et gouache sur papier.

Collier Zip Chantilly, 1952. Transformable en bracelet Platine, or jaune et diamants, 220 mm.

Bracelet Ludo, 1934. Or jaune, saphir, émail noir et diamants, 210 × 37 mm.

Les références au costume ancien

Une des citations les plus surprenantes réside dans le collier Médicis, création de 1937 qui s’inspire du délicat ruché des cols du XVIe siècle, notamment dans un portrait de Marie Stuart, reine d’Écosse, âgée de douze ou treize ans7Le portrait auquel il est fait référence ici est un dessin au crayon et à l’aquarelle daté vers 1555-1559 et conservé au musée Lubomirski à l’Ossolineum en Pologne. Il fait partie de la série réalisée par François Clouet des enfants d’Henri II et Catherine de Médicis, Marie Stuart ayant été brièvement mariée à François II, mort très jeune. Par ses broderies d’or, bijoux orfévrés et joyaux, ce portrait est révélateur du lien étroit existant entre le bijou et le vêtement., où le ruché de la chemise dépasse en ondoyant d’un col parsemé de perles souligné par un carcan.

Dessin du collier Médicis, 1937. Encre sur calque.

Le collier Médicis reprend à l’identique cette composition, à l’exception des matériaux : lin pour le col de Marie Stuart, diamants pour le collier de la Maison. Le carcan est également simulé par une rangée de diamants ronds. Un diamant poire, au centre, rivalise avec le luxe de la tenue de la jeune reine d’Écosse. Les cols, au sens large, sont également une source d’inspiration prolifique pour la Maison, qui sut les mettre au goût du jour au fil du temps.

Dessins de colliers simulant un ruché et des cols, c. 1945-1950. Gouache et crayon sur papier calque.

Les références au costume ancien le sont tout autant et s’inscrivent dans un courant plus général, de la fin des années 1930 à la fin des années 1950. Ainsi, Van Cleef & Arpels réinterprète une technique d’ornementation emblématique du vêtement féminin du XVIIIe siècle : l’échelle de rubans. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la Maison renoue avec le Siècle des Lumières et le faste des tenues royales. Vers 1938, la Maison propose des parures de corsage présentant trois rubans de tailles décroissantes en or et pierres précieuses. Leur nombre est bien moins important que durant le deuxième quart du XVIIIe siècle mais l’effet est là.

Pancarte-produit de trois broches Nœuds en saphirs et diamants, 1938.

Les nœuds comme précurseurs de la relation entre bijoux et vêtements

Les nœuds constituent un langage ornemental qui apparaît très tôt dans l’histoire du bijou. Les orfèvres et ornemanistes font preuve d’une ingéniosité et d’une créativité foisonnantes visant à transcender –⁠ même inconsciemment ⁠– ce lien entre le bijou et le vêtement. Parmi eux, Gilles Légaré (1617-1663) –⁠ orfèvre du roi ⁠– excelle et devient une source d’inspiration pour la postérité, particulièrement grâce à ses broches en forme de nœud de ruban dits « nœud à l’égaré », car fixées au milieu du corsage. Le bijou n’est plus seulement là pour valoriser le vêtement, il s’en inspire et l’imite. Ce nœud brillant de mille feux, placé parmi des rubans, falbalas et autres éléments de passementeries, magnifie les costumes des personnages de haut rang, tels que Madame de Sévigné, Marie-Antoinette en costume de sacre ou encore l’impératrice Eugénie, grande admiratrice de cette dernière.

Gilles Légaré, Livre des ouvrages d’orfèvrerie, Paris, 1663. Londres, Victoria & Albert Museum.

François Boucher, Madame de Pompadour, 1759. Huile sur toile. Londres, The Wallace Collection.

Jean Baptiste André Gautier d’Agoty, Marie-Antoinette, reine de France, 1775. Huile sur toile. Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon.

L’utilisation de matières nobles

« L’art et la beauté [étant] de tous les temps », Van Cleef & Arpels s’inscrit dans cette tradition joaillière unissant le vêtement au bijou par le fil voire par la chaîne et la trame. Ce credo est exprimé en 1944 dans une publicité de la Maison sur laquelle une élégante femme fait face à la reine Marie-Antoinette, telle que portraiturée par Élisabeth Vigée-Lebrun en 1783. La femme arbore au poignet un bracelet Nœud qui rappelle ceux dessinés au XVIIe siècle par Gilles Légaré. Si les années 1940 consacrent le nœud, la Maison crée, dès 1906, des bijoux inspirés ou transposant ce motif dans des matériaux nobles.

Page d’un livre de débit pour une broche Nœud en brillants, 8 octobre 1906.

Ainsi, les Archives attestent de la création d’une broche Nœud tout diamants le 8 octobre 1906. Dans les années 1920, la joaillerie blanche s’empare du motif pour orner les robes et les revers de vestes féminines. Traité de manière naturaliste, le nœud ondule délicatement, simulant la malléabilité et la souplesse du ruban en tissu, comme en témoignent deux broches datées de 1927 et 1928. La souplesse du tissu et l’ondulation des lignes sont également accentuées par les feux des diamants et le traitement en volume du bijou.

Pancarte-produit d’une broche Brillants en diamants, 1927.

A contrario, le mouvement Art déco stylise le motif, joue sur les contrastes, et le flottement du textile laisse place aux lignes droites. Aucune raideur cependant, les oppositions colorées donnant rythme et mouvement au motif.

Pancarte-produit d’une broche Nœud en onyx et diamants, 1918.

L’imitation de la souplesse du tissu

Si le nœud est exploité sur différentes typologies de bijou, il s’épanouit toutefois majoritairement sur des broches et des clips. C’est sous cette forme qu’il revient et enjolive la silhouette des femmes dans les années 1940. L’imitation y prend une forme différente. Bien que le recours aux feux des diamants ne disparaisse pas, l’or occupe une place prépondérante. L’accès aux matières premières –⁠ tout art et industrie confondus ⁠– est drastiquement limité par l’effort de guerre et l’Occupation. Mais « l’intelligence et le goût ne sont pas rationnés8Mode du jour, n°1055, 5 février 1942, p. 3. » en matière de mode et les maisons de joaillerie ne sont pas en reste. L’or est particulièrement utilisé durant cette période, certes accompagné de diamants, et son travail reflète l’inventivité et l’excellence de la Maison Van Cleef & Arpels en tant qu’orfèvre. Les créations n’imitent plus simplement les ondulations et la souplesse d’un ruban. Elles deviennent tulle, résille et dentelle.

Dessin de neuf broches Nœud, c. 1945. Gouache et crayon sur papier cartonné.

Une broche datée de 1949 illustre par sa délicate dentelle d’or, agrémentée de motifs fleuris en diamants, comment les artisans joailliers ont réussi à transcender la matière textile en recréant sa fluidité et sa souplesse en matière inaltérable. Les Archives de la Maison conservent un grand nombre de dessins de telles broches simulant somptueusement des nœuds de tissus et de rubans.

Clip Nœud dentelle, 1949. Platine, or jaune et diamants, 71 × 67 mm. / Dessin d’une broche Nœud dentelle en diamants, c. 1949. Gouache et crayon sur papier calque.

Les créations Sergé et Jersey

Au-delà de l’association or et diamants, le recours à des variantes colorées du métal, voire à quelques pierres de couleurs, rythme les compositions et donne vie à ces tissus immuables. L’or rouge raye un ruban lorsqu’une aigue-marine se pose gracieusement au centre d’un nœud.

Dessin d’une broche Nœud dentelle en aigue-marine, saphirs et diamants, c. 1945. Gouache et crayon sur papier calque.

Ruban tout diamants, nœud de dentelles d’or, mouchoir en mouvement, la Maison pousse encore plus loin l’imitation textile en s’inspirant, au tournant des années 1950, de tissus modernes avec ses créations Sergé et Jersey.

1953

Demi-parure Tissu Sergé

L’histoire de la demi-parure Tissu Sergé

Les fils de chaîne et de trame se transforment en matière aurifère tout en conservant leur flexibilité. Si les tissus d’or ne sont pas nouveaux, les étoffes imitées sont de plus en plus usitées dans la garde-robe féminine. Le jersey, associé à Chanel depuis les années 1910, et le sergé, toile du jean, sont deux textiles symboles de praticité pour les femmes de plus en plus actives du milieu du siècle. Hasard ? Les nouvelles orientations esthétiques que propose Van Cleef & Arpels, à partir des années 1950, semblent prouver le contraire.

Dessin d’un bracelet Sergé en diamants, c. 1953. Crayon et gouache sur papier calque.

La silhouette féminine des années 1940

En outre, à la souplesse des bijoux des années 1940 s’oppose le profil saillant de « femmes-soldats aux carrures de boxeurs9Christian Dior, Christian Dior et moi, Paris, Amiot-Dumont, 1951, p. 35. ». En témoigne une couverture de L’Officiel de la couture et de la mode de Paris de décembre 1942 présentant une femme vêtue d’un manteau marquant les épaules, cintré à la taille et ourlé d’un bandeau de fourrure plombant la jupe. Un turban allonge la silhouette alors qu’une broche, composée d’un semis de fleurs déposées sur un nœud de résille, adoucit cet ensemble très structuré. Calmer les contours d’une allure anguleuse ou structurer la ligne d’un vêtement : le bijou joue un rôle essentiel dans l’élaboration de la silhouette féminine comme le faisait la cotoire d’Élisabeth d’Autriche quelques siècles plus tôt.

Couverture de L’Officiel de la couture et de la mode de Paris, décembre 1942.

« L’ensemble vestimentaire »

Par ce contraste, cette silhouette illustre le lien intime existant entre bijou et vêtement. La richesse de ce lien s’exprime par l’appartenance de chacun –⁠ vêtement et bijou ⁠– à ce que Roland Barthes appelle l’ensemble vestimentaire. Ce dernier ne désigne pas un assemblage d’éléments disparates ayant chacun une valeur distincte, mais un système régi par des normes propres à une société, un groupe d’individus, à un moment donné et dans un lieu défini. C’est cet ensemble –⁠ allant du sous-vêtement à la chaussure en passant par le bijou ⁠– qui doit être analysé si l’on souhaite comprendre une époque et plus humblement une silhouette10Voir Roland Barthes, « Histoire et sociologie du vêtement [Quelques observations méthodologiques] », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 12e année, n°3, 1957, p. 430-441.. Faire du bijou un simple élément de la parure féminine et masculine serait réducteur car « il s’harmonise avec la robe, le chapeau ou la coiffure, il en est le trait d’union sous la forme d’un cercle, d’un point, d’une ligne qui fait valoir l’ensemble11André de Fouquières, « Le bijou et la mode. Quelques pages extraites de Femina par Van Cleef & Arpels », Femina, janvier 1933, p. 2, nous soulignons. ». Ainsi, il n’est pas conçu de manière indépendante mais en fonction de cet ensemble.

Van Cleef & Arpels suit le train de la mode

En 1934, un article du magazine Femina souligne la capacité de la Maison à suivre ingénieusement la mode en créant des bijoux adaptés à ses changements12« Il y a une mode du bijou… ou plutôt disons que le bijou suit la mode et s’associe à toutes ses transformations », in « Le Charme de la parure. Bijoux de 1934 », Femina, juin 1934, p. 29.. Alors que les foulards et cravates sont en vogue, Van Cleef & Arpels propose « une longue pince en brillants qui forme un double clip ». Le mois suivant, le même magazine atteste de nouveau de l’ingéniosité du bijou pour suivre les moindres variations du vêtement et mieux le parer, affirmant qu’il « semble [faire] partie chaque jour plus intimement de cet ensemble délicat et merveilleusement étudié qu’est la toilette d’une femme de goût13Martine Rénier, « Le Charme de la parure. Bijoux de Paris », Femina, juillet 1934, p. 37. ».

Page extraite de Femina, juin 1934.

La broche Cercle –⁠ bijou emblématique de la Maison durant les années 1930 ⁠– incarne cette aptitude en s’adaptant à différentes typologies de vêtement, pour des femmes de plus en plus actives en cette première moitié du XXe siècle. Posée sur la calotte d’un chapeau, nouant un foulard, agrémentant un sac, la broche Cercle orne tout aussi bien le revers d’une veste.

Publicité Van Cleef & Arpels pour la broche Cercle, 1933.

Cette pièce de Van Cleef & Arpels prouve l’appartenance du bijou à cet « ensemble vestimentaire » tel que défini quelques années plus tard par Roland Barthes. Il fait partie de ce langage propre au vêtement que les joailliers de la Maison ont particulièrement su parler à la fin des années 1920. Colliers cravates mais aussi colliers écharpes ou bretelles viennent sublimer les décolletés des femmes tout autant que le corsage de leur robe. Plus qu’une parure, le bijou Van Cleef & Arpels souligne la silhouette de la femme, à une époque où ce terme prend un sens nouveau.

L’idéal féminin selon Georges Vigarello

Les vêtements à l’instar du corps féminin suivent eux aussi les préceptes du courant Art déco. « Une femme c’est sa ligne14Vogue, 1927 in Georges Vigarello, La Silhouette. Naissance d’un défi du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, « Points Histoire », n°534, 2012, p. 99. ». Avec ces quelques mots, Georges Vigarello résume, dans son ouvrage La Silhouette, l’idéal féminin qui s’impose à partir des années 1920. Affinement, verticalité, lignes droites, tels sont les maîtres-mots de la silhouette féminine à partir de ces années. Georges Vigarello parle d’un « allègement d’ensemble, [de] formes souples, [de] contours resserrés15Vogue, 1927 in Georges Vigarello, La Silhouette. Naissance d’un défi du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, « Points Histoire », n°534, 2012, p. 99. ». Les lignes du corps féminins ne sont pas sans évoquer celles de la joaillerie Art déco à la même période.

Cette nouvelle conception de la silhouette dans les Années folles convoque également le bijou dans le vestiaire féminin. Vers 1927-1928, le gouaché du collier Belle de Jour illustre la place majeure que tient le bijou en tant qu’élément structurant de la silhouette féminine. Cette création se compose d’un ras-de-cou relié à deux bretelles épousant celles de la robe, le tout en diamants et pierres fines bleues sur platine. Le scintillement des diamants fait probablement écho aux broderies de la robe.

Dessin du collier Belle de Jour, c. 1927-1928. Crayon et gouache sur papier calque.

Durant cette période, les robes du soir sont particulièrement ornementées, notamment de broderies colorées étincelantes. Ce type d’ornementation étant lourd, les bretelles étaient renforcées, comme en témoigne la robe Lesbos de Jeanne Lanvin, datée de 1925. Le décor perlé et lamé de cette robe dessine des lignes de force qui soulignent la verticalité de l’ensemble, à l’instar du collier Belle de Jour de Van Cleef & Arpels. La Maison Lanvin joue ici sur l’illusion d’un sautoir ; bijoux et vêtements s’associant afin d’esquisser la nouvelle silhouette alors en vogue.

« Lesbos. Clair de Lune », gouache. Album « Exposition 1925 ». Patrimoine Lanvin.

En 1933, Van Cleef & Arpels reprend cette idée de bretelles bijoux dans le magazine Femina. Le bijou n’est plus seulement parure mais devient un élément utilitaire du vêtement en servant de bretelle pour une robe du soir dos nu, coupe répandue entre 1930 et 1935.

Illustration extraite de « Le bijou et la mode », Femina, 1933.

Le lexique de la broderie

Cette féconde association se manifeste aussi dans des inspirations communes. La broderie en est un exemple probant. Technique d’ornement du vêtement féminin qui connaît son apogée dans les années 1920, la broderie se réfère à un lexique décoratif identique à celui du bijou : décors naturalistes, décors modernistes ou Art déco et motifs extra-Occidentaux ou ethnographiques16Voir Zelda Egler, « La Broderie dans les années 1920 » in Olivier Saillard, Anne Zazzo (dir.), Paris Haute Couture, Paris, Skira / Flammarion, 2012, p. 122-125.. En 1928, les Maisons Van Cleef & Arpels et Jeanne Lanvin proposent chacune une création inspirée d’un même motif : un oiseau en plein vol scintillant de mille feux, ceux du diamant pour la broche Oiseau de Van Cleef & Arpels et ceux du cristal pour la robe Bel Oiseau de Jeanne Lanvin. L’oiseau se déploie sur le haut de la robe et une aile se prolonge sur l’une de ses bretelles. À l’instar des bijoux, les robes reprennent du volume, ici par la superposition de deux volants pour la jupe. Bijoux et vêtements évoluent dans la même direction : il s’agit de créer une silhouette.

Broche Oiseau, 1928. Platine, or blanc, onyx et diamants, 60 × 45 mm.

Pancarte-produit d’une broche Oiseau, 1928.

« Bel Oiseau », gouache. Album « Paris Hiver 1928 ». Patrimoine Lanvin.

L’émancipation féminine au travers du vestiaire masculin

Outre la visée esthétique commune, le bijou tout comme le vêtement est un signe porteur de valeurs. Ainsi, le collier cravate n’est pas seulement la transposition d’un accessoire textile en objet précieux. Il s’inscrit dans ce mouvement d’émancipation progressive des femmes qui émerge à partir des années 1920. Cette décennie est associée à la garçonne17Personnage inspiré du roman éponyme de Victor Margueritte dont l’édition originale fut publiée en 1922 chez Ernest Flammarion., personnage androgyne qui s’empare du vestiaire masculin de manière littérale et acquiert de fait une liberté nouvelle qui outrepasse les codes en vigueur.

Si la garçonne travestie reste un épiphénomène, on assiste bien chez la gente féminine à un effacement des formes au profit d’un profil tubulaire, droit et élancé. Certaines femmes désireuses de manifester leur émancipation adhèrent à cette mode en adoptant simplement quelques accessoires, dits masculins, comme la cravate. Le plus souvent, elles les associent à des tenues confortables en maille.

Garçonnes, 1922. Paris, Palais Galliera-musée de la Mode.

Van Cleef & Arpels, alors sous la direction artistique de Renée Puissant, fille d’Esther Arpels et Alfred Van Cleef, s’inscrit dans cette mouvance en proposant des colliers cravates à la fin des années 1920. Lors du salon consacré aux Arts de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie de 1929 au Palais Galliera, ils seront les seuls à présenter ce nouveau genre de bijou. Ses colliers cravates citent de manière plus ou moins explicite l’objet textile originel et suivent les tendances joaillières. Dans la seconde moitié des années 1940, la Maison propose ainsi une version Cordes, mêlant les genres et les époques.

Dessin d’un collier cravate, c. 1929. Crayon et gouache sur papier calque. / Dessin d’un collier Corde, c. 1945. Crayon et gouache sur papier calque.

Des arts complémentaires

Bien que cette union entre le vêtement et le bijou paraisse intrinsèque à la mode, les joailliers de la Maison l’incarnent et l’expriment avec une ingéniosité et une virtuosité étonnantes. « Le bijou n’est plus simplement une parure, un objet de luxe », souligne André de Fouquières à propos des créations de la Maison, « mais le complément de la mode18André de Fouquières, « Le bijou et la mode. Quelques pages extraites de Femina par Van Cleef & Arpels », Femina, janvier 1933, p. 2, nous soulignons. ». Van Cleef & Arpels modèle ainsi, sur le corps de la femme, une esthétique qui lui est propre : la silhouette Van Cleef & Arpels.

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